Nom

Écrit en 2016.

À lire en pensant au rien.

Quelqu’un a un jour écrit « le mot tue la chose ». Il est un endroit où le nom tue son porteur. Mais il vaut mieux commencer par le début. Ce soir, Mina accouche. Noq est debout face à la tente. L’homme dégouline de sueur. Toute sa force est investie dans sa retenue. Il essaie de ne pas s’inquiéter pour la future mère de son future enfant. La chaleur contribue à installer un climat pesant. Le groupe de voyageurs a déployé ce campement en urgence pour rendre possible l’événement. Son enfant n’est pas encore né qu’il est déjà source d’embarras. Noq veut rentrer et assister à cette mise au monde. Malheureusement, cela irait à l’encontre des us groupaux. Soi-disant que si la femme n’est pas capable de mettre bas seule, elle ne mérite pas d’être mère. Le taux de mortalité des femmes enceintes est affreusement haut. Noq a toujours considéré ces pratiques indignes mais il doit le garder sous silence s’il veut rester membre de la troupe. La fédération est l’unique manière de s’assurer un semblant d’avenir. Telles sont du moins les pensées qui frappent contre l’intérieur de son crâne. Tandis que sa compagne hurle à chaque poussée; lui, doit retenir son corps de s’élancer dans la tente. Il a joint ses bras dans son dos, sa main gauche enserrant son poignet droit. Si fort que sa main droite menace de s’endormir. Dans son dos, on peut entendre des hommes finir de monter leur tente. Personne ne se laisserait aller à venir lui parler. Les gens naissent seuls, de nos jours. Une femme est enfin parvenue à allumer un feu. La règle veut qu’on fasse bouillir de l’eau pendant le travail. La doyenne l’amènera au père s’il le devient. C’est-à-dire, si l’enfant pousse son premier cri. Cependant, cette étape semble bien lointaine. Seule la voix de Mina tonne dans le campement. Même les hommes qui plantent les piquets sont silencieux. Personne ne parle, et ce vide sonore donne une dimension d’écho aux gémissements de Mina. Il ne s’agit pas de plaintes. Cette femme est endurcie par la vie. Qu’il s’agisse de son corps ou de son caractère, rien ne laisse transparaître une quelconque trace de faiblesse. Ces sons sont uniquement les indices d’une douleur insoutenable. Les heures s’écoulent et rien ne change. Les gens dans le dos de Noq sont tenus éveillés. Cependant, il y a davantage. Une hésitation partagée. À mesure que le temps passe, les voyageurs ne savent plus s’ils sont là pour assister à une naissance ou si ce jour deviendra une veillée funèbre. Cela fait un certain temps que les tentes sont montées et les travailleurs s’ennuient presque. L’essence d’alcool aidant, certains se livrent à des activités pour tromper le temps. Noq l’ignore, mais les paris sur la survie de sa femme diminuent. Pas que ses cris perdent en ferveur. Ni qu’ils s’espacent les uns des autres. Non. C’est simplement que l’ennui laisse place au vide. Il y a une nécessité vitale pour un humain de combler cet espace de pensée. Et ce, principalement parce que s’il a du temps pour penser, il risque d’être abattu par la médiocrité de sa situation. Sa survie dépend de sa capacité à s’activer. Dans ce cas précis, ces hommes n’ont pas l’espace pour chanter, rigoler, ou aller soutenir leur compatriote. Les règles l’interdisent. De ce fait, ils se laissent aller à des pratiques moins charitables. Les jeux de hasard. Pas que le hasard soit d’essence malsaine. Simplement que l’argent n’existe plus et qu’ils parient leurs possessions en étant témoins de la scène de ce soir. Une scène de vie et de mort. Un homme qui attend. Une femme qui accouche. Un enfant qui veut naître. Tandis que le dernier vaurien valide son pari, Mina accompagne son cri d’un son différent. Une sorte de hoquet humide. Un gloussement de soulagement. Aucun n’est capable de le dire. La doyenne se lève, comme si elle avait compris quelque chose que nul autre n’aurait pu. Elle est tendue. La sécheresse qui caractérise sa peau et ses muscles ne fait qu’accentuer la raideur qui émane actuellement de sa personne. C’est sur la tente que toute l’attention se concentre, néanmoins. Le silence du campement semble s’être étendu jusqu’à la tente où Mina devrait oeuvrer. Noq craint le pire. La règle est stricte : il ne peut rentrer qu’après le premier cri de l’enfant. Si aucun son enfantin n’est entendu, sa tente sera incendiée sans que personne ne puisse regarder ce qui s’y trame. Puis, l’homme qui aura été jugé indigne d’être père par la nature sera banni de la tribu. Ceci ne préoccupe pas Noq. Sa vie ne trouve importance à ses yeux que dans l’éventualité où il peut la passer avec Mina. C’est elle qui avait insisté pour avoir cet enfant. Pour lui, la procréation aurait pu attendre encore quelques années. Ce n’est pas comme si ce monde avait encore à offrir. Que ce soit à lui ou à un autre. Le soleil refuse de se lever. L’astre en a probablement assez de ce récit morbide. Tandis que les parieurs se mettent à solder leur compte et que tous préparent leur adieu au veuf, l’un des hommes se dresse lentement avec une torche à la main. C’est ce même moment qu’utilise Noq pour se tourner vers la doyenne. La femme ne comprend pas tout de suite. Elle est un peu dure d’oreille depuis son accident dans le défilé. Une pierre lui a fracassé la tempe gauche et il a fallu lui arracher l’oreille gauche pour la dégager de l’éboulis. On vieillit rapidement de nos jours. À peine grand-mère et déjà la doyenne. Noq parle en contenant sa voix. Il n’a pas besoin de crier parce que tous les yeux sont rivés sur lui. Ses émotions transpirent à peine de ses paroles.

« L’eau pour l’enfant, doyenne. »

Mais personne n’a entendu un cri de nouveau-né. La femme se demande si le son lui a échappé. Cependant, elle n’arrive pas à détacher son regard du visage impérieux de Noq. Son teint est blafard. Ses yeux sont éteints. La femme se décide à croire le futur père. Elle met toute sa force à prendre la marmite d’eau bouillie. L’objet est vieux bidon métallique tranché pour contenir des liquides et aliments. Peu de gens raffolent de la soupe qui en sort, mais on fait avec ce qu’on a. Deux trous ont été forés de part et d’autre afin d’y faire passer un fil de fer pour l’attacher lors des déplacements. La doyenne le porte péniblement à bout de bras. Arrivé à sa hauteur, elle tend l’objet et Noq le prend. Aucun remerciement n’est présent dans ses yeux. Il n’entend plus la voix de sa compagne. Une flamme s’est éteinte en lui. Au moment précis où il saisit le baril, une lamentation enfantine perce les tympans de chaque homme et chaque femme de la troupe. S’il y avait un doute sur la parole du père un instant auparavant, il n’existe plus. Ne demeure que la honte d’avoir perdu espoir et la culpabilité d’avoir pensé « Noq » puis « mensonge » dans une paire qui s’accorderait. La doyenne sourit, toujours tendue. Elle a compris. Un filet de sang coule de ses mains. Alors que quelques gouttes tombent sur la terre aride que ce groupe arpente; le père entre dans la tente d’un pas vif, calculé, et discipliné. Noq est seul dans l’endroit et voit ce qu’aucun amant ne voudrait voir. Sa bien-aimée est allongée sur sa paillasse usée. Elle baigne dans la sueur, le sang, et ses déjections. Ses cheveux qui étaient un ravissement pour l’oeil et l’âme, malgré le vent et le soleil du désert, ne sont que des mèches graisseuses collées à son visage. Des larmes ensanglantées coulent sur les précédentes couches qui se sont succedées ces dernières heures sur ses joues. Dans sa bouche. Les paupières sont ouvertes mais les yeux ne sont plus. La douleur et la mort les ont révulsés. Sa main gauche porte d’innombrables marques de morsures, tandis que sa main droite tient d’une paume entre-ouverte un couteau de cuisine rouillé. La tunique de Mina est déchirée et son abdomen est éventré. Noq avait déjà compris avant d’entrer dans la tente mais rien ne peut préparer un homme à ce spectacle. La malheureuse s’est ouverte elle-même pour laisser une chance à son enfant. Celui-ci s’agite dans les entrailles de sa génitrice. Il gémit comme si le bain n’était pas à la bonne température. C’est du moins comme ça que Noq interprète les pleurs de cet enfant qu’il considère déjà comme un sale gosse incapable de mesurer sa chance. Sans sourciller, le père pose le baril à côté du pied droit du cadavre refroidissant. Il plonge ses mains dans l’eau pour brûler les germes. L’eau sort à peine de l’état d’ébullition mais Noq ne s’intéresse pas à ce genre de détail. Sa moitié est morte. Il agit davantage machinalement qu’instinctivement. Ses mains rougies déchirent un peu plus le ventre du corps de celle qu’il a tant aimée. Il extirpe sans ménagement ce qu’il lui reste d’elle, puis le nettoie comme il l’a fait avec le veau qu’il a aidé à mettre bas dans sa jeunesse. Il le pose sur un tissu que Mina avait prévu proche du côté droit de son visage. Le père fait un noeud avec le cordon ombilical, à un empan de ce qui deviendra le nombril de l’enfant. Il pleure. Pas Noq. L’enfant. L’homme saisit le couteau rouillé et le soulève. Pendant un instant, il semble hypnotisé par l’objet. Il pourrait tuer ou abandonner l’enfant. Se tailler une porte de sortie à cette tente. Partir sans se retourner. Ne plus y penser. Alors qu’il est agenouillé face à la mort, il tient le couteau de la main droite et laisse pendre négligemment son bras gauche. L’homme est tiré hors de ses pensées par l’enfant qui lui saisit un doigt avec une force inattendue. Noq ne lutte pas. L’enfant porte cet auriculaire à sa bouche et commence à téter. Il a faim. Mais il a tué sa mère. Le père se demande comment il pourrait le nourrir. Il se demande même s’il a envie de trouver une solution. Noq tire délicatement sur la lanière de la tunique de Mina. Il découvre le sein gauche de sa bien-aimée et pose l’enfant sur la plaie de sa mère. Instinctivement, le petit être tète la morte. Noq ignore si ça fonctionnera. Il se dit qu’après tout, Mina a donné sa vie pour cette progéniture. Peut-être a-t-elle encore un peu de lait pour le nouveau né? Le tissu sur lequel il est couché s’imprègne lentement du sang de la mère. Sa couleur claire s’assombrit au rythme des succions chérubines. Implacablement. Si la mort avait une odeur, ça serait cette odeur-là. Noq est affligé d’intégrer qu’il ne sentira plus jamais l’odeur de Mina. Elle avait l’habitude de se frotter avec du sable et des herbes séchées. Il réalise qu’il n’a jamais réussi à la convaincre de partager le secret de ce parfum. Et maintenant, il est perdu. Jusqu’à la fin de sa vie, il sera hanté par tout ce qui est mort et perdu aujourd’hui. Le temps passe mais le soleil n’est pas encore levé. Cela pourrait faire l’éternité qu’il est à genoux ici… il n’en aurait pas conscience. Tandis qu’il était perdu dans ses pensées, son fils a réussi à se rouler vers le sein droit de Mina. L’appétit de cette nouvelle vie sera difficilement tari par ce berceau de la mort. C’est avec soulagement que Noq perçoit que l’enfant s’est endormi après son premier repas. Le père regarde l’insouciant et prend une décision. Il le pose dans ses bras aussi délicatement que possible, puis coupe le cordon avec le couteau avant de le mettre à sa ceinture. Il pose ses yeux une dernière fois sur l’intérieur dénudé de la tente. Il n’y a rien à sauver ici. Noq sort de la tente avec sous le bras gauche son fils, et dans le bras droit le baril scié. Arrivé à l’extérieur, le monde ne voit que lui. Le monde n’entend que lui. Et quand il s’adresse à celui qui porte la torche, tout le monde comprend.

« Le feu pour ma tente, croupier. »

Celui qui a fait fortune en pariant sur la mort de Mina ne réagit pas tout de suite. Ce moment d’attente laisse le temps à Noq de rendre le baril à la doyenne. La vieille femme pleure sobrement. Un léger sourire de fierté est toutefois présent sur son visage. En voyant l’enfant endormi, elle comprend qu’une vie a été épargnée par l’âpre terre qu’elle foule depuis qu’elle sait marcher. Cette pensée allège un peu son coeur. Le parieur arbore une expression fermée lorsqu’il donne sa torche à Noq. Ce dernier la saisit et, sans cérémonie, la jette sur le toit de sa tente. Cet acte déclare de manière nette que Mina est morte. Les superstitions iront bon train. Il y aura ceux qui pensent qu’elle ne méritait pas d’être mère. D’autres penseront que l’enfant a volé sa vie. Puis, il y en aura ceux qui soupçonneront Noq d’avoir commis des actes allant à l’encontre des règles, sous cette tente. Mais ces derniers seront rares. Très rares. Parce que tous connaissent cet homme. Il parle peu. Il dit ce qu’il pense. Et il ne cache rien. Le soleil se lève sur ce nouveau jour. Le premier d’un enfant qui n’a pas encore de nom. C’est son histoire qui commence. Dans le sang de sa mère. Dans les bras de son père. Il ne sait encore rien du monde dans lequel il vit ni de ce qui l’attend. C’est mieux ainsi. La vie est moins douce sur terre depuis la fin de la guerre. Il ne reste pas grand-chose de l’ère précédente. Ses habitants l’appelaient « contemporaine » sans se soucier de ce qu’il y aurait après. Noq se tient debout à regarder les flammes détruire un pan de son histoire. Il lui reste deux vaches, des vêtements, et une vieille tente qu’il avait prévu de recoudre à leur prochaine halte. Le récent père devra faire avec jusqu’à la prochaine lune. Tous le laissent à son feu et retournent vaquer à leurs tâches. Ni lui, ni Mina, ni son fils ne sont plus le centre d’attention. Chacun doit travailler à sa survie. Lorsque Noq se retrouve face à un tas de cendre à peine fumante, il reprend le cours de ses pensées habituelles. L’action reprend le dessus sur la réflexion et il reprend le fil de sa journée ordinaire. Manger. Survivre. Se reproduire.

Noq est mort avant d’avoir entendu la voix d’homme de son fils. Pas qu’il ait beaucoup écouté celle qu’il avait enfant. Juste qu’être père et mère a eu raison de lui avant que celui qui n’a pas encore de nom n’en reçoive un. Noq a montré à son fils tout ce qu’il savait faire. Il lui a appris tout ce qu’un arpenteur doit apprendre. Il l’a entraîné autant qu’un individu doit l’être s’il veut survivre toute rencontre. Le père ne lui a pas enseigné tant que ça. Il a laissé la vie livrer ses secrets à sa place. La seule leçon qu’a donnée Noq à son fils est que tout est opportunité. Noq ne parlait que peu. Il était craint et admiré par le reste de la caravane. Quelqu’un qui survit est respecté. Quelqu’un qui survit et élève un enfant est adulé. Quelqu’un qui effectue seul ces deux actions est unique. Il s’appelle Noq. L’enfant apprit tout ce qui a trait à la survie avec ce père. Mais pour tout le reste, il dut aller à des maîtres moins recommandables. Le parieur partagea sa connaissance de l’histoire. C’est grâce à lui que l’enfant sut pourquoi le groupe compte un nombre d’individus minimum et maximum particulièrement précis. Entre une fois le nombre des doigts d’un homme et une fois le nombre de ses dents. S’ils surpassent ce nombre de dents, ils se séparent en le nombre d’yeux. Ils ne sont plus la même caravane. C’est aussi cet homme qui lui a raconté pourquoi chaque membre a un nom qui lui est propre. Ainsi que pourquoi parfois le nom reste mais que l’individu change. Lorsqu’un banni croise leur route, il peut décider de donner son nom. Il n’en existe qu’autant qu’un homme a d’ongles. S’il le partage avec un membre de groupe, ils doivent se battre. Le combat n’est pas à proprement parler « à mort ». C’est le vainqueur qui décide. Cependant, le perdant est exclu du groupe. Ce qui équivaut à une mort sociale. Ces règles existent depuis qu’un homme qui savait lire les a lues à voix haute. Il en va de même pour toutes les caravanes. Il en est de même pour tous les survivants. Et quiconque irait à leur encontre serait marqué puis banni. Personne n’a jamais vu un « marqué »; mais tout le monde se doute du processus. La doyenne, quant à elle, est la raison pour laquelle l’enfant sait pourquoi la troupe marche. Les ressources vitales telles que l’eau et la nourriture sont vite épuisées si on reste au même endroit. Il faut laisser le temps au vent d’effacer les traces de pas dans le sable. Limiter l’impacte de groupe sur l’environnement. C’est aussi pour cette raison que le groupe n’avance pas en file. Avancer l’un après l’autre creuserait un sillon. Non, le groupe se dispose davantage comme un losange. La caravane doit être légère. Discrète. Lorsqu’elle se déplace, c’est toujours la doyenne qui ouvre le chemin. La doyenne, ou le doyen. Les adultes se placent sur chaque côté du groupe, et les enfants restent au centre. Le plus aguerri ferme toujours la marche. Ainsi, c’est le plus âgé qui définit la vitesse du groupe. Les flancs sont protégés par ceux qui sont encore vivaces. Ils peuvent se dresser pour protéger les enfants situés au centre. Et, derrière, le plus adroit supervise les mouvements. La doyenne prend toujours le plus de risques. Elle fait ainsi parce qu’elle en sait davantage que les autres, mais aussi parce qu’elle connaît le poids des années. Et si quelqu’un tombe, on s’arrête. Une nuit. S’il retombe le jour d’après, on ne s’arrête pas. La caravane doit marcher ou mourir. Il y a peu d’exceptions et il s’agit toujours d’interludes. Le groupe s’arrête pour manger lorsque le soleil est trop haut, trop dangereux dans le ciel. Il en va de même lorsque le soleil se couche. Ou quand un banni vient défier le porteur de son nom. Et si personne n’a son nom dans le groupe, il peut le réclamer. Le nom et la place dans la caravane. Il en est ainsi depuis avant l’enfant qui n’a pas encore de nom. Il en est ainsi depuis avant le Noq. Depuis avant la doyenne. Ces histoires ne sont pas ce qui passionne le plus cet enfant. Du vivant de son père, il passait chaque jour à l’observer. Il suit à présent ces traces. Toutes ses actions sont dirigées vers un seul objectif : être celui qu’on percevait comme Noq. Car dans l’imaginaire de l’enfant, son père est celui qui ferme la marche de la caravane. Aujourd’hui, davantage qu’un autre jour, l’enfant y pense. Il fait chaud et tous marchent depuis bien longtemps. Celui qui n’a pas encore de nom regarde tout autour de lui. Tout n’est que désolation. La doyenne lève la main, puis fait signe de changer de direction. Le groupe se meut comme un organisme pensant. On pourrait croire que la chaleur, la soif, la faim, ou la fatigue puisse conduire ses membres à l’apathie. La réalité est différente, car tous savent ce qui peut advenir dans un moment d’inattention. Après avoir longé une crevasse que seul un oeil expert aurait détectée, ils arrivent à un escalier naturel que la nature semble avoir sculpté à ses heures perdues. Le chemin s’enfonce dans les entrailles de la terre. Le toit est partiellement effondré, ce qui donne une couverture d’un côté et un accès au ciel de l’autre. Des racines et des champignons pointent du plafond telles des stalactites. Leur présence assure une certaine solidité de l’édifice naturel mais aussi la proximité d’une certaine humidité. La doyenne s’assied sur un gros rocher et fait signe au reste du groupe de faire pareil. Elle fait tourner son index en pointant les environs. Chacun pose son barda et attend. La vieille dame est essoufflée. Rien d’étonnant. Personne n’a jamais vu une doyenne rester doyenne aussi longtemps. Elle en sait plus que toute la caravane réunie, et le partage sans restriction. Un cercle est formé où l’on reprend sa respiration. L’enfant se demande ce qui se passe. Il attend. Au bout d’un certain temps, l’aïeule plonge son regard dans celui du fils de Noq. Rien n’est dit. Pourtant, il s’avance et arrête son mouvement une fois arrivé au centre du cercle. Silence. La femme finit par mettre des mots sur ce que tous ont compris. C’est l’endroit. C’est le moment idéal pour poser la question.

« Comment veux-tu t’appeler ? »

L’enfant deviendra un homme lorsqu’il aura répondu à cette question. Il se pensait prêt. Mais il se rend compte que c’était présomptueux. Plusieurs idées, beaucoup d’hésitation. Surtout des doutes. Sa première idée était Mina. Du nom de sa mère. Parce que son père lui a tout raconté. Sobrement mais sincèrement. Leur rencontre. Leurs aspirations. Leur vie, sa mort. Sa naissance. Celui qui devient un homme est plongé dans une intense réflexion. Il n’arrive pas à formuler précisément ce qui le tourmente. En fait, la pensée du groupe l’a tellement formaté à faire un choix parmi les noms existant qu’il ne se rend même pas compte qu’il voudrait en mélanger deux. Cette possibilité n’existe pas dans les règles qu’on lui a inculquées. Il doit renoncer à l’un. Choisir. Prendre l’autre. L’enfant inspire et l’homme répond à la doyenne.

« Je serai Noq, comme Noq l’a été avant moi. »

La vieille femme regarde sur sa gauche. Puis sur sa droite. Personne ne réagit. Elle regarde alors Noq dans les yeux et lui fait un signe de la tête. Elle sait qu’il se met sur les traces de ce que son père représentait pour lui. Le fils veut égaler l’idéal qui a été forgé par le groupe. La doyenne se dit qu’il aura du mal à le faire mais qu’il y a de pires objectifs dans la vie. Tous les yeux sont rivés sur Noq, comme s’il allait prendre à nouveau la parole. Ce n’est pas le cas. D’aucuns gagneraient à regarder le ciel. Le soleil s’est couché et aucun nuage ne couvre la voie lactée. L’absence de pollution lumineuse a rendu ces visions davantage fréquentes. Il est triste de voir que tous ont perdu l’intérêt pour ces curiosités naturelles. Un crépuscule magnifique orné de la demi-lune s’annonce. Le nouveau nommé profitera de cette luminosité inespérée pour se raser le crâne. Il le fait avec une assurance marquée. Pourtant, son outil n’est pas adapté, et il s’entaille plusieurs fois sans sourciller. Ces blessures auraient probablement pu être évitées s’il n’avait pas décidé d’utiliser le couteau rouillé que lui a donné son père. Le fils n’est pas enclin au mysticisme. Ni au symbolisme, d’ailleurs. Il a simplement utilisé l’outil qu’il avait sous la main pour un acte qu’il jugeait nécessaire. Dans les faits, à partir de ce soir, sa vie est doublement en danger. Ce n’est plus uniquement la savane ardente, le désert ou le canyon aride qui est susceptible de réclamer sa vie. C’est aussi chaque personne qui porte son nom. Chaque banni, chaque survivant nommé Noq. Et ses cheveux risquent d’irriter ses yeux. L’homme cherchera à être celui qui ferme les rangs avant de trouver sa Mina. Son second but sera d’avoir des enfants avant d’ouvrir la marche. Toutefois, il n’est pas pressé. Noq commencera par la gauche et la droite. Après tout, le centre n’est plus sa place.

Un jour comme tous les autres. La caravane se déplace. Lentement. Chacun connaît son rôle et laisse la doyenne définir le tempo. Les seuls bruits viennent des animaux porteurs. Les enfants humains sont éduqués dès le départ à rester discret. Si les gens ne faisaient pas attention à leurs pas, ils seraient comme la tempête au lieu d’être comme la brise. Il fait atrocement chaud et la doyenne cherche intensément une oasis. Un trait d’ombre est visible au loin. Elle le prend pour un mirage. Mais le mirage s’approche. Puis parle.

« Mon nom est Noq ! »

Aussitôt, la caravane s’immobilise. Cela fait longtemps qu’un duel n’a plus eu lieu pour une place dans le groupe. La doyenne s’arrête et regarde l’homme. Il n’a rien d’exceptionnel si ce n’est une expression qui apparaît particulièrement décidée sur son visage. La vieille dame s’assied en tailleur en se couvrant tant bien que mal d’un tissu pour éviter que le soleil ne lui tanne le cuir. Personne ne bouge. On entend le halètement saccadé de l’homme qu’on croyait être un mirage. Ensuite, le jeune Noq s’avance vers son double. Ils n’ont pas besoin de parler pour comprendre qu’ils portent le même nom. Tout le monde sait ce qui doit arriver. Aucun des deux ne veut être le premier à attaquer, mais le défiant est visiblement fatigué. Probablement déshydraté également. Il se jette sur son jeune doppelgänger. Le défendant se laisse entraîner et utilise la force de son assaillant pour le projeter derrière lui. C’était une bonne stratégie mais le mirage s’y attendait et, en suivant le mouvement, a fait glisser son bras droit hors de sa manche. Le jeune Noq se retrouve avec le vêtement autour de sa gorge. Son attaquant serre de tout son poids, de toutes ses forces, ce qui a pour résultat un étranglement brutal. C’est en ces quelques mouvements que le jeune Noq perd le combat destiné à définir sa place dans la troupe. Il perd connaissance et son corps inanimé est abandonné par ses anciens camarades d’infortune. La caravane se remet inexorablement en mouvement.