L’île & l’arpenteur

Écrit en 2016.

À lire en voyageant.

Vendredi

Cet après-midi, je parlais avec Mañuel et il m’a dit: « Ça fait longtemps que t’es pas parti explorer une île. ». Je me suis arrêté brusquement dans mon travail pour peser ses mots. Longtemps. Oui, ça fait longtemps. J’occupe un poste administratif sans envergure. C’est répétitif à outrance. Je me demandais d’où vient ce sentiment. Mañuel a visé juste. Explorer. Ça me plaît bien, ça. Avant d’avoir terminé mon analyse, j’ai répondu: « T’as raison, Mañuel. Ce soir, je pars. ».

Heureusement, cette conversation a pris place un vendredi. J’aurais eu l’air malin, avec ma réponse immédiate, s’il m’en avait parlé un lundi. La même réflexion me vient concernant la saison. Nous sommes en été, et les bateaux inter-îles sont disponibles. J’aurais pu utiliser un avion mais ça n’aurait pas eu le même impact sur mon budget. Non. Vraiment : Mañuel a parfaitement bien placé son commentaire. Il m’a dit ça juste avant de mettre son beignet en bouche. Le temps que j’intègre sa phrase, il en était déjà à mâcher la dernière bouchée.

Son beignet de l’après-midi est un point de repère pour toute l’entreprise. Ça veut dire qu’il est précisément 16h et qu’il est temps de boucler le dossier sur lequel on est en train de bosser. Il le mange systématiquement avec un café. Ces petits cafés qu’on trouve partout aux Açores. La quantité est comparable à un « shot » d’alcool fort. Mañuel ne fait jamais cette comparaison mais il parle bien de « petit remontant ». À l’heure du beignet, il pose sa tasse sur son bureau et utilise sa petite assiette. Probablement pour éviter de faire tomber des miettes de sa barbe vers son costume.

C’est un chouette gars, Mañuel. Il est proche de la retraite et est attaché à ses petites manies. Normalement, il a une fonction de contremaître. Mais il est nettement trop bienveillant pour contrôler le travail de chacun ou, le cas échéant, sermonner les tirs au flanc. Il utilise des méthodes plus subtiles, telles que celle du beignet ; pour rappeler aux collègues l’heure qu’il est. Mañuel fait aussi partie du conseil syndical et est agent de prévention. Sans lui, ça serait la faillite. D’un naturel particulièrement calme et mesuré, il est l’incarnation même du préretraité qui n’attend que sa pension pour renouer avec sa famille. Sa femme est une râleuse adorable qui a toujours un petit quelque chose à lui reprocher. J’aimerais avoir le talent du vieil homme lorsque je le vois la dorloter. Il arrive toujours à la calmer et lui rendre le sourire. Et, même à son âge, il arrive encore à la faire rougir.

De ma vie, je n’ai vu qu’une seule fois Mañuel prendre un second beignet. Une et une seule fois. Lorsque je l’ai regardé d’un air mi-interrogateur, mi-moqueur, il m’a répondu avec une conviction qui m’a bien calmé. Il a juste dit : « dure journée ». Je n’ai jamais osé lui demander ce qui l’avait conduit à craquer un second beignet. Ça me hante. « Tu es un aventurier. ». C’est sur ces mots que l’horloge du bureau sonna la fermeture. Je ne suis pas un resquilleur. Mais cette fois-ci, je n’aiderai pas à ranger le local.

J’ai envie de partir sans avoir à gérer les mondanités de fin de semaine. Je marche la distance travail-maison comme chaque jour, à la même heure. Je connais par coeur ce chemin. C’est d’ailleurs grâce à ça que j’ai pu financer ma première expédition. Jorge ne m’en pensait pas capable. Il m’a mis au défi devant la boite. Je l’ai regardé. J’ai regardé mes autres collègues. Mañuel soufflait paisiblement sur son café. Toutes les oreilles étaient tendues. J’ai répété : « Rentrer chez moi les yeux bandés. ». Jorge a répété: « Et je te paie un passe-bateau. ».

Je me suis levé, j’ai sorti mon mouchoir de ma poche, et j’en ai improvisé un bandeau. « Mañuel, je prends congé ce vendredi. Jorge me paie un passe-bateau. Je pars en randonnée. ». Le vieil homme a paraphrasé : « Congé demain. C’est noté. ». Je n’avais pas besoin de voir l’expression de Jorge pour sentir qu’il avait compris son erreur. Il n’a mis aucune limite temporelle pour rentrer chez moi. J’ai marché en longeant les murs. J’ai demandé mon chemin au hasard des passants. Je suis tombé un nombre de fois ridicule. En saisissant le grillage qui mène à chez moi, j’ai dit: « Je suis arrivé. Je retire mon bandeau, maintenant. ». Mais je me suis retourné pour le faire face à lui.

C’était approximatif. Honnêtement, j’ignore comment font les aveugles. La vision est clairement le sens privilégié de l’humain. En ouvrant les yeux, j’ai constaté qu’il faisait sombre. Il m’a regardé comme on regarde un gladiateur malade dans l’arène. Je savais qu’il hésitait. Aucun témoin. Il pourrait nier que j’ai réussi. Il pourrait refuser de payer. Se moquer. Mais son petit doigt lui conseillait de s’acquitter de sa dette pour passer à autre chose le plus vite possible. Je lui suis reconnaissant pour son erreur. Il m’a donné un moyen d’échapper à ma routine. Une raison de tenir jusqu’en fin de semaine. Autre chose que l’aliénation bureaucratique.

J’arrive maintenant à ce même endroit. Je me retourne parfois de la même manière pour me souvenir de cette sensation. Ce n’était pas un gonflement de l’ego. Ce n’était pas me moquer de mon collègue. C’était libérateur. Après ce bref suspends, je rentre. J’ouvre mon armoire et découvre un petit animal tissant sa toile sur mon sac. Une araignée. Je n’aime pas beaucoup les insectes. Ceci dit, les araignées ont ça d’agréable qu’elles mangent les moustiques. Ce simple fait les places basses sur mon échelle de l’insupportable. C’est important de prioriser lorsqu’on vit sur une île infestée de vermine.

Un verre, un sous-plat, et la voici sans domicile fixe. J’ignore si c’est de la cruauté ou de la compassion. J’ignore aussi pourquoi les penser comme des pieuvres terrestres me permet de ne pas les craindre. Ça me rappelle que les araignées ne sont pas des insectes à proprement parler. Une histoire de nombre de pattes et d’antenne ; je ne sais plus trop. J’ai entendu ça quelque part dans un cours de biologie. L’expulsion finalisée, je fais l’inventaire de mon matériel. Bermuda. Chaussures de marche. Tente. Il me reste plusieurs heures avant un quelconque départ de bateau. Je pars déjà.

Envie de marcher. Ça fait longtemps mais il est des choses qu’on n’oublie pas. Marcher. Et comme je suis quelqu’un de rigoureux, mon matériel est toujours prêt. J’aurais pu faire les scouts, mais ma mère trouvait de mauvais goût que le fondateur soit un général militaire à la retraite. Elle n’a jamais été folle de l’armée.

J’arrive au port. Facile. La ville entière se développe depuis la mer. Je suis paré pour l’aventure. Il ne faut pas grand-chose. Une gourde. Un tupéroir. Du temps. Si je pars vendredi soir et que je rentre dimanche soir, j’ai deux randonnées et un jour de repos en réserve. Le soleil reste vif jusqu’à tard dans la soirée. La marina n’en est que plus belle. Elle n’est pas toujours mise en valeur de cette manière. Si elle était calme, je m’arrêterais probablement en haut des marches. Cela me permettrait de voir l’eau claire refléter doucement les rayons du soleil.

Sauf qu’elle est bondée et que je déteste les foules. Donc, j’inspire un grand coup puis je me dirige vers la galerie intérieure. C’est dans ce bâtiment qu’est située la billetterie. Je me place face à la gigantesque carte murale et je réfléchis.

Il existe au milieu de l’océan Atlantique un archipel. Il s’agit des Açores, et l’ensemble est composé de neuf îles de tailles variables. Je pars de São Miguel, donc il me reste huit choix. Je ne veux pas revenir sur une île que j’ai déjà visitée. Il me reste donc deux choix. Les horaires pour arriver jusqu’à Graciosa sont capricieux. Plus qu’un choix. Ça sera Santa Maria. Ça tombe bien, c’est l’île la plus proche. Je la gardais pour la fin mais il faut savoir s’adapter. La file d’attente est affreusement longue. Ça ne fait rien. Bientôt, j’aurai un ticket pour l’île.

Je suis derrière un gros type avec un sale accent américain. « I ain’t got no time for this. ». Il s’essouffle après une seule phrase. Une rivière de sueur coule entre ses bourrelets. Je me demande s’il tiendra. Il n’a effectivement plus énormément de temps, vu son état de surcharge pondérale. En tout cas, il aurait dû en passer davantage à l’école. Son : « Je n’ai pas pas de temps pour ça » implique une double négation. Ça n’a aucun sens. Ça me fait toujours penser au groupe Pink Floyd et leur fameux : « We don’t need no education ». La prémisse était intéressante : ne pas avoir besoin d’éducation à l’école pourrait avoir du sens. De fait, l’éducation a sa place dans la sphère familiale, puis en société. L’école est l’endroit de l’instruction. Le métier d’un professeur est d’enseigner. Bref…

Le touriste est nombreux durant toute l’année. Il fait tourner l’économie. Des riches qui viennent dépenser leur argent, pour que des pauvres développent davantage d’infrastructure pour attirer les riches. Tout ça en ruinant la nature environnante. L’humain est stupide.

Lorsque j’arrive enfin à la guichetière, je me rends compte que je ne la connais pas. Probablement une stagiaire. Elle prend pas mal de temps dans ce qu’elle fait. Ça explique partiellement pourquoi l’attente fut si longue. Mais pas seulement. Elle est outrageusement belle. Chaque homme prend le temps de la dévorer du regard en passant devant elle. Un peu comme dans les restaurants ou petites restaurations : les hommes sont mis à l’arrière, dans la cuisine. Les minorités ethniques sont mises à l’arrière, dans la cuisine. La laideur, le différent, et l’intimidant sont mis à l’arrière. Dans la cuisine.

Une femme est moins menaçante. Un membre d’une majorité ethnique est moins menaçant. Mais vous pouvez être sûr que ce qu’une restauration rapide mettra dans votre assiette vous fera mal aux tripes. Même si la serveuse est mignonne et souriante. Même si les apparences ont été préparées avec soin et minutie.

La guichetière me dit avec une mine faussement penaude que le départ a été décalé au lendemain matin. Comment éprouver une quelconque animosité envers une créature aussi belle ? Elle ne le dit pas gentiment. Plutôt sur le ton d’une sale gamine qui n’a plus faim, à qui on proposerait un dessert. C’est incohérent.

J’achète tout de même mon ticket, résigné à attendre le lendemain. Mais je refuse de revenir sur mes pas. « Demain matin » signifie dans ce cas-ci « avant le lever du soleil ». Il est tard le soir. Je vais veiller et je dormirai dans le bateau. La marina est en forme de croissant, et en direction de l’extrémité maritime est situé un troquet déserté. Le tenancier est un vieil homme boiteux avec une haleine de fosse septique. La cigarette fait ça. L’avantage, c’est qu’il n’y a pas grand monde.

Je m’installe à une table en terrasse, loin de la porte. Tandis que je dépose mon barda contre le mur, une troupe de Tunas s’installe au centre de la place. Ces ensembles musicaux universitaires arrivent toujours au meilleur moment. J’allais affronter le tohu-bohu seul. Maintenant, j’ai une excuse pour rester silencieux durant leur concert improvisé.

« Léonardo ». Je ne comprends pas tout de suite que le patron me parle. Ce n’est pas mon prénom mais, vu son âge et mon total désintérêt, je laisse courir. Il attend. Je dois commander. Les circonstances appellent à une bière. Malheureusement, aucun Açorien n’a encore réussi à produire un breuvage digne de ce nom. À ma connaissance, aucun Portugais non plus. Ça fait un certain temps que je suis ici, maintenant. J’ai testé méthodiquement chacune de leur tentative. Toutes sont une insulte à l’art de la brasserie. La spécialité locale est la liqueur de fruits. Ananas. Melon. Mûre. Un verre après le premier, et c’est l’écoeurement.

La musique va bientôt commencer. Je dois commander. Je demande un vinho verde. Quand c’est servi bien frais, ça passe. Et puis celui des environs est plutôt bien. Le seul truc que j’aime boire en provenance de l’archipel, c’est le vinho do Pico. Mais ça ne se conserve pas. Ça ne s’importe pas. Il faut aller à Pico pour en savourer.

Je me souviens la première fois que j’en ai bu. C’est comme goûter du silence liquide. Les autochtones en boivent des petits verres de 10centilitres. Et ça leur prend tout leur dessert pour le finir. J’ai dû demander à la serveuse de me le servir dans un « vrai verre » histoire de « pas devoir la redéranger » à chaque fois que j’avais soif. Au départ, elle a cru à une blague. Puis, comme je ne riais pas, elle a changé de regards. Mi-impressionnée, mi-compatissante. Les habitués du bar m’ont regardé comme on regarde un homme qui s’apprête à prouver sa virilité. C’est vrai que c’est fort. Mais pas si fort que ça. En y repensant, la serveuse a dû me prendre pour un alcoolique. Ça expliquerait pourquoi elle ne m’a fait payer que le premier verre. Peut-être que je le suis. Ça ne m’inquiète plus.

Le vieux puant me sert un verre pour goûter. Je lui fais signe de laisser la bouteille et je paie d’avance. J’ai une courte nuit à tenir. Il doit comprendre que je n’ai pas envie d’être dérangé. Et puis, j’ai espoir que, plus je serai fatigué ; plus je serai susceptible de pouvoir dormir durant le voyage.

Samedi

Entre deux hoquets nauséeux, je me souviens avoir pris une mauvaise décision hier soir. Les muqueuses de mon nez brûlent. Les bulles du vinho verde sont nettement plus agréables à l’aller qu’au retour. Et ce navire qui tangue et retangue sans arrêt…

J’ignorais qu’on aurait droit à un si petit véhicule. Le bateau que j’utilisais pour aller sur les autres îles était beaucoup plus grand. Tellement grand qu’on aurait pu mettre un cimetière indien en dessous de la grande salle de son casino intérieur. Le mal des transports n’est pas aussi prégnant lorsque le vaisseau est long et large. Je suis le seul sur le pont à vomir ma bile. Les autres remplissent leur sachet à l’abri de la tempête. Je préfère la pluie au festival de réjections stomacales qui a lieu dans la salle intérieure.

Je suis vraiment stupide. Il était clair que pour un trajet aussi court le bateau ne serait pas gigantesque. Il était clair que ça secouerait. Je l’ai su dès que j’ai posé mon pied sur le bâtiment nautique. C’était comme si la mer me pariait : « Tu vomiras ».

Au début, j’ai lutté. Je me suis concentré sur le hublot. Je suis resté debout. Puis, un marin m’a tendu un sachet en me disant qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Il m’a dit ça en anglais. Puis un de ses collègues lui a demandé de venir au plus vite. Il a demandé ça en portugais. Ensuite, j’ai regardé une inscription sur la paroi. Elle était écrite en grec. Ce mélange de langage, cette gymnastique cognitive, cette mer agitée… c’était trop pour ma rétention de fluide. Mais c’est quand un homme ivre a vomi dans le landau de son nouveau-né que j’ai complètement craqué.

Je suis monté en longeant les murs, m’accrochant à chaque barre, chaque rampe d’escalier. Arrivé aux trois quarts du chemin, j’ai perdu l’équilibre. Et j’ai rampé jusqu’au bord du navire pour enfin vider mon estomac. J’avais l’air intelligent, j’imagine. En pleine lutte avec ma nausée, complètement chargé de mon sac et de ma tente. Mais je n’ai vu personne.

Une petite pluie et le troupeau regagne l’étable. Même l’équipage n’est pas sur le pont. Il a probablement trop à faire. Entre naviguer, gérer le touriste, et nettoyer les flaques les unes après les autres…

Ça m’a très vite amusé, d’ailleurs. Cette compagnie de transports maritimes est açorienne. Jusqu’ici, c’est simple. Son équipage est composé d’officiers américains, de sous-officiers portugais, et d’employés açoriens. Ça reste explicable. Même si c’est peu défendable d’un point de vue social. Disons que la logique sociétale est « correctement » représentée. Mais l’analogie ne s’arrête pas là, et encore moins sa merveilleuse gestion entrepreneuriale : l’organisation loue ses véhicules à une compagnie grecque qui les a rachetés au gouvernement de son pays après une crise financière. Je n’ai rien contre l’international, mais je m’amuse de la dimension cocasse des situations créées par l’humain. Enfin, les humains. Parce que là, c’est du travail d’équipe… Je pense que ce qui m’amuse le plus, c’est le fait qu’on ne puisse pas acheter de billet d’avion dans les agences touristiques de la capitale. Il faut le faire en ligne ou à l’aéroport.

Bref, je bois de l’eau pour avoir quelque chose à vomir. J’en arrive à la moitié de ma gourde et je pense qu’on ne tardera plus. Le capitaine vient de dire quelque chose via haut-parleur. Personne ne comprend jamais rien quand quelqu’un utilise un haut-parleur. Le soleil se lève et le bateau accoste. Je n’aurais pas pu inventer plus poétique, même si j’avais essayé. Il me suffit de voir la terre pour me sentir mieux. Même les secousses provoquées par l’arrimage, puis par les mouvements de groupes des passagers, ne m’affectent plus autant.

Je laisse débarquer tout le monde avant moi. J’aime ne pas avoir à me presser. C’est agréable de prendre son temps. Et puis, je me sens revivre lorsque je repose pieds à terre. Le ciel est clair. Il y a juste ce qu’il faut de nuage pour ne pas cuire sous le soleil levant. Chaque passager à un plan. Un ami, un taxi, le bus. Moi, j’ai une carte. Et mes jambes. Enfin… je prends la carte à l’office du tourisme. Il y a toujours des prospectus à ne pas savoir qu’en faire. Le guichet est fermé mais je n’ai pas besoin de conseils. Je prends ma carte en attendant le café que j’ai commandé au bar limitrophe. Un café et un pastel de natas.

Ce n’est pas ce qu’il y a de plus équilibré comme petit déjeuner. Ceci dit, vu mon état, je suis déjà fier de manger quelque chose. Ce bar portuaire est similaire à une cuvette de toilette un lendemain de festin. Il y a cinq minutes, on n’entendait que les passagers crier à gauche, à droite. Le temps de tirer la chasse d’eau, et le calme est revenu. La serveuse semble presque attendre que le retardataire s’en aille. Elle ne sait pas que j’ai tout mon temps. Que ça m’amuse d’investir proprement mon temps. Calmement. Le soleil est levé. Je suis prêt.

« Donatello ». C’est à moi qu’elle parle ? Je me retourne et elle me tend ma carte. Elle a dû tomber de ma poche arrière. Elle me sourit. Un peu essoufflée. Un peu rouge. Je récupère l’objet en la remerciant poliment. C’est en remettant la carte dans ma poche arrière que je réalise que, si elle l’a vu tomber, c’est qu’elle regardait probablement mon derrière. Amusant. Je longe la route sans me retourner, mais cette pensée m’amuse vraiment plus que je ne voudrais l’avouer.

La femme en question est une petite brune, dont la crinière a savamment été domptée sous forme d’une longue tresse à trois branches. Elle pourrait faire beaucoup d’autres choses avec ses cheveux. Un chignon. Des couettes. Des nattes. Cette tresse a dû lui demander un temps fou. Les trois branches sont liées vers la gauche. Le tout est porté à droite. Cette configuration donne l’impression d’une longue vague partante de l’arrière gauche de sa tête, passant derrière sa nuque, longeant délicatement son cou, chutant par-dessus son épaule droite, pour enfin atterrir au centre de son buste.

J’ignore si le terme « une vague » est le plus adapté. Peut-être qu’une tornade serait plus juste. Mais « tornade » dégage une violence qui ne se prête pas à la femme en question. Pour être parfaitement correct, il faudrait un mot qui rend honneur à la douceur qui en émane ainsi que l’énergie qu’elle canalise, et le mouvement qu’elle produit. Je cherche encore.

Ce fil de réflexion est opposé au déplacement que je dois effectuer. Pour arriver en haut de la falaise, je dois monter les escaliers débutant à gauche pour arriver à la pointe de droite située en hauteur. Le petit plateau est une ruine de forteresse. Du moins, c’est ce que dit le panneau pour les touristes. Ce qui m’intéresse, moi, c’est le petit écriteau qui dit : « Début de randonnée ». Il est derrière la fin du site touristique. Il faut passer l’embranchement de gauche qui conduit au village, pour prendre le chemin de berger sur la droite. C’est pour ça que je suis venu : quatre heures de randonnée en longeant une falaise, pour une destination à un parc de campement.

L’inscription n’est pas particulièrement bien entretenue. Le chemin non plus. C’est marrant. Finalement, ce n’est que marcher. Monter. Descendre. Voir, sentir. Et pourtant je ne connais rien de plus agréable. Ces paysages. Ces odeurs, ces caresses venteuses.

En français, il y a une expression qui dit : « Se prendre un vent ». Elle fait référence à une situation sociale où quelqu’un n’est pas reconnu, ou quand un silence gênant s’installe après que ce quelqu’un ait cherché à prendre contact.

Cette expression n’a jamais fait sens pour moi. J’aime le vent. Il représente un geste indirect de la nature. Une douceur offerte sans animosité. Je me suis toujours dit que, de tous les événements naturels, c’est le vent qui est le plus susceptible d’avoir induit la réflexion chez l’humain. Si on part du principe que l’humain s’est d’abord reposé sur ses cinq sens pour appréhender son environnement, il a probablement toujours recherché un lien logique entre les éléments. Ne fut-ce que pour renforcer ses chances de survie.

Par exemple : Voir le feu. Le toucher, s’y brûler. Apprendre qu’il faut l’éviter. Ou le canaliser. Mais pour le vent… on ne voit rien. Ça a peut-être été la première fois que l’humain ne voyait pas ce qui le touchait, ce qui l’affectait. J’imagine qu’à un moment, deux neurones ont déchargé et ça a été le début d’une réflexion.

La naissance d’une pensée d’un second ordre, qui serait le terreau d’une possibilité. L’opportunité d’imaginer ce qui n’est pas directement visible. La naissance de l’abstrait. L’abstraction. De fait, je suis certain que la vision reste le sens privilégié des humains. Et je reconnais que ma réflexion n’est pas d’une rigueur scientifique indéfectible. Mais c’est une idée agréable que j’aime à repenser, de temps à autre.

J’y songe en entamant ma route. Il y a quelque chose de thérapeutique dans la marche. Un mouvement automatisé, un rythme. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus évident avec un sac et une tente sur le dos. C’est du sport et davantage. Je me moque parfois des gens qui vont en salle pour faire leur exercice deux fois par semaine. Leur intention est louable… rester en bonne santé. Mais c’est rigolo de les imaginer aller en voiture jusque là-bas, payer pour se parquer, payer pour suer, alors qu’ils pourraient marcher dans la ville. Ou marcher dans une forêt. Une île.

Cette île a vraiment beaucoup qui vaut le détour. Le parcours n’est pas particulièrement bien entretenu mais ça ajoute au côté aventureux de l’expédition. La loi européenne oblige les Ministères du Tourisme d’afficher certaines précautions sur les panneaux de début de parcours de ce type. Par exemple : Préparer un litre d’eau par heure de marche. Ou prévenir un ami de l’heure estimée d’arrivée. Mais personne ne le fait jamais. D’ailleurs, je ne l’ai pas fait non plus. Sur un chemin de quatre heures, j’ai plusieurs montées et plusieurs descentes. Forêt, savane, plage, et falaise.

Tant d’opportunités de me briser un os et de mourir de soif en réalisant que le réseau téléphonique açorien est une vaste blague. Je me demande combien de temps il faudrait pour que quelqu’un découvre mon cadavre. Lundi, je ne serais pas au travail. Mañuel aurait deux réactions possibles : Couvrir mon absence pour m’éviter des problèmes ou chercher à me contacter. Ça fait déjà une chance sur deux qu’il interroge ma localisation. Il n’aurait pas les clefs en main pour me retrouver. Personne ne sait où je suis, et je n’ai jamais rencontré d’agent de Police dans l’archipel. Les recherches seraient probablement lentes.

J’ai davantage de chance de tomber sur un randonneur ou un touriste. S’il s’agit du premier, ça ne sera probablement pas avant vendredi prochain. Ou samedi. La plupart des gens n’arpentent les îles que lorsqu’ils ne travaillent pas. Vu l’état du parcours, il ne doit pas être fréquenté souvent. Il me reste donc l’éventualité d’un touriste. Mais il n’y avait personne devant ou derrière moi aujourd’hui, et il n’y a que deux bateaux par semaine depuis São Miguel.

En bref, ce serait un bel endroit pour ne pas être retrouvé avant que l’odeur de ma décomposition soit le meilleur moyen de me localiser. Sur cette pensée, je m’arrête sur un rocher. Il surplombe une belle plage de sable clair. C’est la première fois que je vois du sable clair sur une île açorienne. L’archipel étant volcanique, elles sont préférentiellement composées de sable noir.

Je préfère les plages sombres. Ça a une dimension plus intense. Il y a souvent des rochers noirs et usés par la nature. J’ai souvenir d’un merveilleux endroit à admirer sur São Miguel. Quatre récifs sortent de la mer comme s’il s’agissait de la main d’un géant qui voudrait nous saluer. Puis, lorsque le soleil se couche, un changement de perspective peut s’opérer. Alors, la main de pierre tient le soleil pendant quelques minutes. Il faut être à un endroit précis de l’île. Tout est histoire de perspective.

Ce que je vois ici est d’une grande beauté également. Santa Maria est connue pour ses plages et c’est mérité. Il existe probablement peu d’endroits aussi calme, naturel, et accessible dans le monde. Je ne dois plus être loin du campement. J’aime bien cette sensation de solitude. De ne pouvoir compter que sur moi-même pour que ce voyage se passe bien. D’en profiter.

Je me remets en route après avoir fixé cette émotion dans mon esprit. Cette plage est interminable. Et le chemin n’est pas en bon état. J’ai failli me tuer plusieurs fois en glissant sur un rocher humide. Le mieux, ce sont ces panneaux : « Danger de chute de pierre ». Merci. Vraiment. Merci pour cette information. Je suis sûr que maintenant que je le sais, je ne risque plus rien. Autant mettre un panneau à chaque coin de rue : « Danger de vivre » et un panneau à chaque carrefour : « Danger de mourir ». Comme ça nous serons tous au courant et nous ne risquerons plus rien.

C’est complètement essoufflé que j’arrive au village. Je l’entends avant de le voir. Tout le monde est sur le sable à bronzer ou barboter dans la mer. Bel endroit. Un peu bruyant. Personne n’est à l’accueil et je n’ai pas envie d’attendre. J’aimerais bien pouvoir jeter ma tente dans un coin et changer mes chaussures pour des sandales. Après quelques minutes, une petite fille s’approche. Elle me regarde avec curiosité. Je déteste les enfants et j’espère qu’elle ne compte pas rester longtemps. Mais j’imagine que la paix serait trop demander. Elle me dit que je ressemble à une tortue avec ma tente dans le dos. Je réfléchis. Et, oui, effectivement. Je n’y connais pas grand-chose en tente, du coup j’ai pris une pliable. Circulaire.

Je lui demande si elle connaît le gérant. Elle dit qu’elle ne connaît pas ce mot. Je pointe la guérite du doigt et lui explique que d’habitude il y a quelqu’un pour accueillir les clients. Que c’est cette personne que je cherche. La petite fille penche la tête vers la gauche et me dit que la grille est ouverte. Elle pose ses deux mains contre les barreaux et pousse de toutes ses forces. Elle est extrêmement fine. Je la regarde faire tout en me demandant si elle ne va pas se briser comme une brindille.

Le vent souffle dans mon dos et je sens ma nuque qui se crispe sous la fatigue. Je m’approche lentement de la porte, passe ma main derrière, à la recherche d’un verrou. L’enfant est tellement concentrée sur son action qu’elle ne remarque pas qu’un loquet anéantit ses efforts. Je tire dessus d’un coup sec et discret, et elle manque de tomber. Je l’attrape par la taille avec une célérité que je ne me connaissais pas.

Pendant une seconde, elle vole. Puis, ses pieds regagnent le sol et elle reprend son équilibre. Légère. Tant d’énergie me rend nostalgique. Je suis convaincu qu’avec un peu de maturité elle fera de grandes choses dans l’avenir. Elle se redresse, prend une pose triomphante et me sourit avec une joie dont j’ai rarement été témoin. La gamine est visiblement fière de son exploit. « T’as vu ? Viens poser ta tente. ». Je n’ai pas envie de retirer à sa réussite, donc je ne précise pas avoir déverrouillé la grille. Parfois, il suffit d’un détail pour susciter l’émerveillement.

Je suis ses pas en direction d’un emplacement à louer. Le parc est divisé par des cailloux volcaniques. J’aperçois un endroit libre et vais pour m’y installer, mais la petite fille ne s’arrête pas. Elle marche pieds nus vers un plateau. Et vite. Probablement parce que le soleil a chauffé les marches de l’escalier qu’elle nous fait emprunter. C’est fatigant. J’en ai marre.

Au moment où je m’apprête à lui dire que n’importe où de calme m’irait, je vois un groupe de femmes allongées sur des transats. Et je les entends déjà. J’avais vraiment besoin de ça. Une brochette de pipelettes en manque de commérages. Je m’arrête. Trop tard : l’une d’elles m’a vu. Je dois continuer. Avec de la chance, mon emplacement sera loin d’elles. Peut-être même qu’elles attendront que je sois loin pour reprendre leur conversation.

Je marche dans ce couloir herbeux cerné par des cailloux, comme un boeuf à l’abattoir. Pourquoi est-ce que les belles femmes vivent en troupeaux? Ça rend leur rencontre d’autant plus impressionnante. Plutôt que d’encaisser la beauté de l’une, on est émerveillé par les cheveux de la première, assommé par le regard de la deuxième, ébloui par la peau de la troisième. Et là, elles sont cinq. Évidemment, elles regardent à travers moi sans me voir. Sans me regarder. Ou alors me voient-elles trop bien ? Je suis ma guide. Je suis tellement fatigué que je ne crains plus cette embuscade.

Tandis que j’arrive à leur hauteur, elles se retournent toutes vers moi. À croire qu’elles ne voient jamais de voyageur… ce soudain glissement d’attention depuis leur bronzage vers le nouveau venu ne les empêche pas de poursuivre leur conversation. Enfin… leurs conversations. Je n’ai jamais compris comment certaines femmes peuvent avoir un aussi haut débit de parole. Ni comment d’autres arrivent à suivre plusieurs discussions en parallèle. J’ai hâte de les dépasser et d’enfin pouvoir passer à autre chose.

Malheureusement, la terre semble tourner sous mes pieds comme si je courais sur un tapis roulant. Le temps ralenti, jusqu’à ce que ma guide s’arrête face à l’une des membres de la troupe. Elle dit que je cherche un endroit où planter ma tente. Elles gloussent. Elle dit que je suis chargé comme une bête de somme. Elles gloussent. Si j’en avais quelque chose à cirer, j’interviendrais. Même si elle est encore une enfant, elle comprend beaucoup. Par exemple, elle comprend lorsqu’on se moque d’elle. La femme à qui s’adresse ma guide est belle. Elles sont toutes un peu belles.

Il y a quelques années, j’aurais probablement eu un faible pour cette interlocutrice. J’aurais tenté de la séduire en racontant des idioties et j’aurais fini par me ridiculiser. Je finissais toujours par me faire mal, avant. Je courais toujours après les mauvaises personnes. Ça m’a frappé une bouteille à la main. Je regardais danser les femmes sur la piste, et j’ai réalisé que toutes mes ex-compagnes étaient brunes. Ça m’a fait rire. Au début.

J’ai posé mon alcool sur la table et j’ai réfléchi à quoi d’autre toutes ces femmes pouvaient avoir en commun. Je n’ai pas souvenir d’avoir un jour dessaoulé plus rapidement. C’est ce moment qu’a choisi une danseuse pour s’approcher de moi. Elle m’a demandé si j’allais rester planté là à la regarder toute la soirée, ou si j’allais lui offrir un verre. Je l’ai regardée, et une voix dans ma tête m’a dit : « Mais bien sûr ! Cette petite brune manipulatrice dont le visage te rappelle clairement ton ex’ est la bonne. ». La danseuse m’a ajouté : « Alors? On a perdu sa langue ? ». Et là, une évidence a fait éclat dans mon esprit.

C’est bête de réaliser un truc aussi net d’une manière aussi brouillonne. Je suis brun. Comme mon père. Comme ma mère. Mes ex-compagnes sont toutes brunes. Elles ont toutes un penchant pour ma manipulation. Elles ont toutes un talent castrateur. Comme cette danseuse. Je l’avais regardée pendant un certain temps. Je ne voyais qu’elle sur la piste. Je lui ai dit que je ne voulais pas finir par devenir mon père et je suis parti.

La petite fille est devant moi. Elle parle à ma place. La femme s’est levée. Ces deux-ci se ressemblent. Peut-être des soeurs. La plus âgée écoute, les yeux derrière ses lunettes de soleil. Elle les retire et me regarde dès qu’elle entend que je suis un futur client. C’est le genre de femme qui, dans un bus, ne me verrait que si j’étais sur une place assise. Mon portefeuille représente son futur shampoing.

Cette discussion dure beaucoup trop longtemps. « Je peux choisir ? ». Elle me dit : « Oui. ». Tout ça pour ça… Je regarde ma guide et lui souris avec lassitude. Elle acquiesce puis reprend notre promenade avec un pas énergique. Ce n’est pas un trot. Je ne sais pas ce que c’est. Je dirais qu’elle gambade. Si je connaissais un terme pour « gambader dans l’eau », c’est ce terme que j’utiliserais.

Arrivée à un petit muret, elle monte dessus et tend les bras de chaque côté. Elle bat des ailes et se met à courir, puis bondit de l’extrémité de l’un jusqu’au début de l’autre amas de pierres. Je la vois s’envoler et se fracasser contre le sol. Je ne peux pas toujours être là pour la sauver. Je la dépasse, entre, et dépose tout mon barda sur ce que je considère être devenu ma parcelle de campement.

Elle est dans mon dos à hésiter entre gémir, se relever, reprendre son souffle, et fondre en larme. Je lui laisse tout le temps de décider et m’étire longuement. Quel que soit l’âge, une randonnée avec autant de matériel ne laisse pas indifférente. J’attends aussi un peu pour savoir si je vais devoir porter cette maladroite jusqu’à sa soeur. C’est important de la laisser décider elle-même. Tout soulagement, tout plaisir, toute satisfaction réside en notre pouvoir de décision. Fût-ce une illusion, le sentiment de faire un choix peut même rendre la solitude agréable. Toute douleur agréable. Un peu comme les femmes durant l’accouchement.

D’après mon médecin, elles ne font pas grand-chose consciemment. Tout est géré automatiquement par le corps. Mais leur donner l’illusion qu’elle contrôle activement la situation leur rend tout le processus nettement plus supportable. Les femmes sont souvent incassables. Les enfants sont plus solides que ce qu’on peut le croire. C’est le temps qui nous fragilise. L’âge qui nous affaiblit. On se voile la face en se disant qu’on a tout vu et qu’on est à l’abri de ceci ou cela. La vérité est que la candeur de l’enfant est son plus beau vêtement.

Dans un moment, elle aura pris sa décision. « Ce n’est pas si grave. ». Elle se relèvera. Et, en époussetant ses vêtements, elle se dira que tout va bien. « Il ne s’est pas moqué de moi. » sera la seule chose qui lui importera à ce moment précis. Je me retourne et la regarde. « Tu peux me laisser maintenant. Merci de m’avoir montré le chemin. ». Elle sautille une seconde sur place, comme si elle allait entamer une course. Puis, elle sourit d’une manière grandiose et s’en va en me faisant de grands signes de la main. Je me dis qu’elle ferait mieux de regarder devant elle. Mais elle l’apprendra probablement bien assez tôt.

Tout autour de moi est silence. Puis, le vent. Je repense au premier penseur en montant ma tente. Je l’envie et j’ai pitié de lui. Le début de la prise de conscience temporelle n’a pas dû être facile. Ça conduit à des questions douloureuses sur la mortalité. Sa propre mortalité. « Qu’ai-je fait de ma vie ? ». « Que laisserais-je derrière moi ? ». Se poser cette question est se faire du mal. Quand on meurt ? Le cerveau s’éteint et le corps se décompose. La fièvre de l’accomplissement personnel ne fait que pourrir le processus.

Ma tente est prête avant que j’aie le temps d’y penser. Je mets toutes mes affaires à l’intérieur puis je retire mes bottes. Je les pose dans un sac en plastique à l’intérieur, contre l’entrée. Je déteste avoir mes chaussures quand je suis chez moi. Je déteste avoir de la terre dans ma tente. C’est la seule solution que j’ai trouvée pour concilier ces deux problèmes. Je m’allonge, porte ouverte à regarder l’île. J’installe toujours ma tente de manière à être légèrement penché. Ainsi, je peux profiter de la vue. Je divague paisiblement en admirant l’eau glisser sur le sable. Enfin.

Un moment de paix. Je m’endors, je crois. Le temps n’a pas la même valeur ici. Elle est sûre. J’ai oublié de prendre de quoi me couvrir cette nuit. Ça ne m’inquiète pas. Mes cauchemars me tiendront chaud. Après quelque temps, je reprends conscience. D’abord, la douleur dans mes pieds. Puis les élancements dans mon dos. Mais surtout, les crampes dans l’estomac.

Ça me rappelle mon premier repas à la compagnie. Mañuel m’avait emmené dans un restaurant de la marina. C’était merveilleux. Je n’ai pas souvenir d’avoir un jour mieux mangé. Le plat était simple, pourtant. Du lard grillé. Ce porc avait tout pour lui: Peau croquante, gras onctueux, et chair savoureuse. Mon couvert m’a échappé des mains pendant la dégustation. Le bruit tonitruant est passé inaperçu pour tout le monde. Il faut dire que la salle à manger était bruyante. Et que les Portugais ou Açoriens ne sont pas connus pour parler à bas volume.

Pourtant, ce bruit de métal contre mon assiette puis la table m’est resté. J’ai failli m’évanouir et c’est ce bruit qui m’est resté. Je ne me suis pas inquiété. Ça aurait pu être grave. Mais ces deux brefs instants étaient ce dont j’avais besoin. Un intense moment de bonheur suivi d’un signal d’alarme. Le premier comme le second passant inaperçus dans une foule de goinfres ivres. L’histoire d’une vie, en somme. J’imagine.

La chaleur dans cette tente est affreuse. Seul un surhomme ou un détraqué se promènerait sous le soleil à midi. Mais comme mon estomac parle, je me lance. C’est fou ce qu’un homme est capable d’accomplir lorsqu’il est poussé par la crampe stomacale. Arrivé à l’endroit où l’enfant est tombée à mon arrivée, j’aperçois un autre chemin passant par un petit bosquet. Je n’ai pas envie de repasser par le même chemin. Et cette verdure m’interpelle. Elle est couverte et paraît plus fraîche, plus humide que l’endroit d’où je viens. La direction semble correcte pour atteindre la plage centrale de la bourgade.

J’embarque vers cette inconnue sans m’inquiéter outre mesure. Mes affaires sont dans ma tente. Ma tente est fermée. Et je n’ai aucun objet de valeur. Le chemin n’a pas l’air fréquenté. Il n’y a pas d’indication. Juste des branches que j’évite sans écarter. Je me sens comme un invité qui irait pour la première fois à la recherche de la salle de bain.

Si l’hôte n’indique pas le chemin, il s’agit d’une aventure dangereuse dans l’intimité de l’habitant. Dans un long couloir, je peux me tromper de porte et ouvrir celle de la chambre, celle du bureau, celle de la penderie. Je peux voir des choses que je ne suis pas censé voir. Je peux voir des choses que je n’ai pas envie de voir.

Après quelques pas, le chemin commence à devenir difficile à pratiquer. La pente est forte et je remercie chaque racine sur laquelle je peux m’appuyer. Tout en bas du chemin se situe une bâtisse venue d’une autre époque. Pour la décrire, j’hésite entre parler d’un délabrement ou d’un manoir. Hanté. Probablement, hanté. Je regarde à droite. Rien. Je regarde à gauche. Le soulagement. Un chemin.

Il semble fréquenté, qui plus est. J’ignore si c’est bon signe mais je n’hésite pas une seconde. Des arbustes ont été tirés, tordus, et noués de manière à élaborer un toit naturel sur lequel poussent des plantes rampantes. Une main verte est passée par ce chemin avant moi. À voyager dans les pas d’un autre humain, je m’enrichis de sa perspective. J’imagine un homme romantique qui tisse cette canopée dans l’espoir de s’y promener avec sa promise.

Au bout du chemin, je vois une route barrée et plusieurs panneaux de dos. Les barrières ne sont pas hautes mais, étant composées de barbelées, n’invitent pas particulièrement à un saut improvisé. Je regarde à gauche. Des rochers. Je regarde à droite. Un enclot. Il n’y a rien qui indique qu’il soit occupé pour le moment. Je m’approche et vois qu’il y a une sorte de prairie. Elle semble s’étendre jusqu’à un tas de pierres grossièrement taillées. Je n’ai pas envie de rebrousser chemin.

Je m’élance prudemment dans ce nouvel environnement. C’est en marchant que je pense à quel point cet archipel peut changer d’environnement en quelques minutes à peine. Que ce soit le décor ou la météo. Rien n’est constant aux Açores. Je monte maladroitement sur les pierres mal assurées et je m’immobilise. J’ai le pied gauche au sommet, le genou plié. Ma jambe droite est allongée en arrière. Mon bras droit est plié et ma main est appuyée sur une pierre pour assurer mon équilibre. Je m’immobilise, donc, au moment où j’allais me redresser. Face à moi est situé un gigantesque cheval brun sombre.

Je ne sais pas encore s’il y a danger. L’animal est peut-être endormi. Peut-être ne m’a-t-il pas encore détecté. Si. Il sait probablement que je suis là. Il est aussi immobile que moi et fait face au chemin de terre battue qui est sur ma gauche. Je pourrais bondir sur la route depuis le monticule que j’arpente, mais il y a un risque qu’une de ses pierres me lâche. Je me retrouverais alors au sol, face à un animal dont je trouble le territoire ; et sans seconde chance de m’enfuir.

Je peux aussi attendre qu’il opère la première action. S’il s’éloigne, je pourrai saisir l’opportunité pour m’éloigner sans hostilité vers ma gauche, avec comme finalité une zone sûre de l’autre côté des fils barbelés. Mais s’il s’approche, j’aurai probablement encore moins de temps pour me déplacer, ce qui se solderait probablement par un risque accru de commettre une erreur en m’élançant vers la sûreté.

Je ne tremble pas. Chaque seconde que je passe à attendre accentue les tensions dans mes muscles. Chaque seconde que je passe dans l’attente augmente mon risque d’échec. Tout joue en la faveur de la somme de muscle que je dérange. Normalement, un cheval n’est pas l’animal que je mettrai en haut d’une liste des rencontres les plus dangereuses qu’on pourrait faire. Mais le discours est différent lorsqu’il se tient dans son domaine. Surtout si on se trouve sur un terrain défavorable et instable.

Plutôt qu’attendre qu’il prenne une décision, je me résous à risquer quelques éraflures. Je serre ma main droite sur le caillou qui me soutenait il y a une seconde et je bondis sur ma gauche en poussant sur ma jambe de ce même côté. Il y a un poteau de bois destiné à attacher de manière alignée chaque segment de fil barbelé. Dans ma chute, je le saisis de ma main gauche et pousse toujours dans cette même direction. Je me souviens les cours de gymnastiques où je sautais sur des tapis.

Autant l’entraînement en salle peut aider à la coordination des mouvements, autant il ne sert à rien en termes de gestion éléments qu’on ne peut trouver que dans la vie de tous les jours. Ma main saisit le poteau, donc, et je sens qu’il craque. Je me prépare à chuter et me rends compte que je tiens toujours la pierre dans ma main droite. Je plie le bras gauche pour préparer mon corps à rouler, et lance mon bras droit tendu dans la continuité de ce mouvement circulaire. Mes jambes sont tendues également afin de maximiser mon contrôle sur la roulade que je me prépare à exécuter. Je sens le poteau craqué caresser abruptement mon gras gauche.

D’abord, ma main qui serre son extrémité. Ensuite, la tranche de ma main qui se pose sur la section de bois qui vient de s’ouvrir. Je sens les échardes qui cherchent un hôte. Je ne lâche pas l’affaire. Je sais que je peux limiter les dégâts. J’enfonce ce côté de ma main pour tenter de conserver un semblant de stabilité pour poursuivre mon mouvement. Puis, vient l’initiation de ma roulade.

Je plie mon bras, mon poignet. Je leur fais suivre la ligne du poteau. Lorsque mon coude arrive au niveau de ce pilotis et que, aligné à la verticale, il forme un angle de 45° avec le reste de mon corps ; je sais qu’il est temps de tout donner. Je fais tourner tout mon corps et pose la pierre au sol pour être au plus près de la terre avant de rouler. Vu mon saut, et vu ma vitesse, il serait plus prudent de me laisser rouler jusqu’à l’autre bout de la route avant de chercher à m’arrêter. Mais la douleur dans mon bras gauche me crispe et, par réflexe, je ne me laisse pas rouler sagement.

À peine ai-je posé cette pierre au sol que je mets toute ma force dans mon bras pour me redécoller du sol et jeter mon pied droit à terre. Cela fait plusieurs années que je ne fréquente plus la salle de gymnastique de mon école secondaire. Je ne suis pas prêt pour ce genre d’exploit. Je sens les jointures de mon bras me faire comprendre que ce mouvement est beaucoup trop audacieux. C’est donc sans laisser les douleurs arriver jusqu’à mon cerveau que je frappe la terre avec mon pied droit. Puis avec mon pied gauche. Et c’est en me redressant que j’imite une toupie qui ralentit.

Dans ce genre de situations, il m’est difficile d’être scrupuleusement précis. Je pense que c’est après deux tours que je m’arrête dans un nuage de poussière. Je regarde à gauche. Personne. Aucun témoin de mon mouvement parfaitement exécuté sous l’effet d’une dose magistrale d’adrénaline. Je regarde à droite. Un cadavre. Un. Cadavre. Je pivote pour lui faire face. J’ai passé d’interminables minutes sous un soleil plus chaud qu’une quadragénaire préménopausée un soir de pleine lune pour: Un cheval mort.

J’ai effectué un saut périlleux en esquintant une barrière barbelée d’un pauvre fermier qui ne saura jamais qu’il ne s’agissait pas d’un acte de vandalisme gratuit pour un cheval mort. Je me suis enfoncé un nombre affligeant d’échardes dans la tranche de ma main gauche pour un cheval mort. Cette dose d’absurde…

À y regarder posément, il était possible de s’en rendre compte. Il est debout mais si j’ai bonne mémoire, les chevaux dorment debout. Ce qui aurait dû me sauter aux yeux ce sont les mouches qui lui sortent des orbites. J’étais tellement obnubilé par le supposé danger que je m’étais convaincu que ces insectes ne faisaient que lui tourner autour du visage. La vérité c’est que la bête est morte et abandonnée là depuis un certain temps. J’ai perdu suffisamment de temps ici.

Je suis la route en longeant les barbelés, jusqu’au niveau de la porte que je ne pouvais pas enjamber. Il y est affiché plusieurs messages dont l’idée est assez redondante. Danger. Propriété privée. Interdiction de passage. Il est loin, déjà, l’homme romantique qui tissait patiemment le toit de son allée.

De mon côté, je noue un mouchoir sur mes échardes histoire de ne pas tacher toute l’île. L’instinct ne m’avait pas totalement trompé car je finis par atteindre le village. J’entre dans le premier débit de boisson que je croise. Une sorte de taverne à grillade maritime dont l’objectif est probablement l’attrape-touriste.

J’entre, donc, et une odeur de javelle m’attaque le nez. Je déteste les odeurs vives. Je déteste l’odeur de javelle. Et j’entre dans un pseudo-restaurant qui a, non seulement l’odeur d’une maison de retraite, mais aussi l’apparence d’une piscine municipale. Je n’ai pas envie de revenir en arrière juste pour trouver de quoi me soigner.

L’endroit est désert. Je capte le regard de la serveuse et lui fais poliment signe de s’approcher. Je reste sur le seuil de l’endroit et lui pointe de mon index droit ma blessure à la main gauche. Je lui dis que ma matinée a été longue, riche en rebondissements, que je cherche un endroit où manger et boire ; ainsi qu’une trousse de pharmacie. Elle me regarde et je vois plusieurs couleurs passer sur son visage. La jeune femme fait visiblement attention à sa présentation mais la vue du sang fait blanchir son visage pendant un moment. Je m’installe dans le coin, juste à gauche de la porte. J’attends. Elle reste un instant à réfléchir puis disparaît dans l’arrière-boutique.

Je sens mon sang pulser dans mes échardes. Lorsqu’elle revient, la serveuse est accompagnée de celui que j’identifie comme le cuisinier. Probablement son père. Certainement quelqu’un de sa famille, vu la similitude frappante au niveau des sourcils de la paire.

Une partie des gens avec qui j’ai parlé des sourcils des femmes pense qu’ils doivent être les plus discrets possible sur un visage. Une partie des gens avec qui j’ai parlé des sourcils des femmes a tort.

Le cuistot me demande si tout va bien. Je dis que oui. Il n’a pas l’air convaincu. Je demande le plat du jour. Il me répond, hésitant une seconde, qu’il s’agit d’une brique de morue. Je dis que j’aime beaucoup ce plat et que je voudrais deux portions. Une pour moi, et une pour mon ego. Je souris poliment sans découvrir mes dents.

Un sourire s’exprime avec les yeux. C’est sans doute pourquoi les sourcils sont aussi importants. Un oeil n’a de mobile que sa pupille. Diffraction. Réfraction. C’est tout ce qui est autour qui met en valeur le regard. Je ne montre jamais les dents à un inconnu qui fait preuve de civilité. C’est bien trop agressif.

Les chapeaux poilus qui ornent le front de mon nouvel ami s’arrondissent et s’écartent légèrement. Ses lèvres font un mouvement équivalent et complémentaire. Son sourire est poli et timide. Mais sincère.

Après cette première rencontre qui installe un climat légèrement plus décontracté, l’homme finit par fendre son visage en un sourire carnassier et chaleureux. Sa dense moustache couvre totalement ses lèvres supérieures durant l’action. Je sens qu’il attend une excuse pour prendre congé et retourner dans sa cuisine. Je me tourne vers la serveuse et je tends la main droite vers la trousse de secours qu’elle serre nerveusement contre son ventre.

« Je voudrais aussi une bouteille du vin du chef, s’il vous plaît. ». Je dis ça en la regardant paisiblement dans les yeux. Plutôt dans le triangle presque parfait que forment les deux naissances de ses sourcils et le haut de son nez. Ma main gauche s’engourdit. Seuls demeurent les robustes et lents battements de mon coeur au niveau de la blessure.

La jeune femme finit par déposer la petite boite sur ma main. Elle effectue cette action avec une accélération lorsqu’elle est à mi-parcours, puis lorsqu’elle est sur la première moitié du retour. Je la remercie d’un signe de la tête. Mon silence leur indique qu’il leur est temps de me laisser. J’aperçois grâce à ma vision périphérique que la fille jette un bref regard vers l’homme en tablier. Ce dernier lui esquisse une sorte de geste de la tête. Il dit : « Géropiga ». Et attends une seconde. Puis, il se retourne lentement mais avec énergie vers sa cuisine.

Sans attendre qu’elle aille chercher la bouteille, je me lance dans ma besogne sanitaire. Toutes ces boites ont plus ou moins la même composition. J’aurai tout ce dont j’ai besoin pour m’éviter une infection. J’arrache mon mouchoir souillé d’un trait vif et, tant que faire se peut, sans hésitation. Dans le prolongement de mon mouvement, j’effectue un geste en forme d’arc vers ma droite et dépose le tissu dans la poubelle qui est située proche de l’entrée. Je fais ainsi après l’avoir roulé en boule du bout des doigts. La serveuse frissonne et se retourne promptement en détournant le regard avec dégoût.

Durant la minute de calme que ces deux accueillantes personnes m’offrent, je m’arrache les échardes avec mes ongles. Huit. Et un dos de clou rouillé. Si je pesais ne fut-ce que cinq kilogrammes de plus j’aurais pu me faire vraiment mal. Dans le cas présent, il me suffit de retirer les corps étrangers puis nettoyer et désinfecter la blessure. Je couvre d’un bandage peu serré ma main scarée et, avant le retour de la serveuse, j’ai pu débarrasser la table de tout ce qui aurait pu lui donner la nausée.

En finissant de ranger et clore la trousse de pharmacie, je remarque que j’ai légèrement taché la serviette située à gauche de mon assiette. Mon manque d’adresse m’attriste. La jeune femme regarde ma main comme si elle voulait la traverser de sa vision. Comme si elle voulait gommer de sa mémoire ce qu’elle sait être sous ces bandages. Un autre aurait probablement le sentiment qu’elle tente de le gommer de son esprit. Mais moi, j’ai juste faim. Et soif.

« Merci encore ». Je prononce cette formule de politesse en soutenant son regard. Ses yeux sont d’une couleur sombre et dégagent une chaleur qui transperce sa nervosité actuelle. Elle me verse un verre aussi proprement qu’un artiste cadre son modèle. On dirait qu’elle a fait ça toute sa vie. À la voir, pourtant, je me demande même si elle a l’âge légal pour boire ce qu’elle me sert. Je vois le petit verre se remplir du liquide rouge sucré et je me dis que cette taverne renferme bien ses surprises. La dernière fois que j’avais entendu le nom de ce breuvage, c’était dans un petit village portugais continental. Le vin rouge est rarement conseillé avec les plats à base de poisson mais vu sa rareté et mon total désintérêt pour l’habituel, je ne compte pas me plaindre.

Boire et manger à une main n’est pas particulièrement pratique. Tout prend davantage de temps. Mais je ne suis pas pressé. Ce n’est pas de la haute gastronomie. Ça me convient. Un bon vin qui ouvre l’appétit. Un bon plat qui remplit l’estomac. Et un calme de caveau pour savourer le tout. J’ajoute tout de même une large dose de sauce piquante sur le plat. Si je n’avais pas vu la serveuse sourire à mon arrivée, j’aurais pu croire que son visage habituel exprimait l’effroi. C’est en tout cas l’expression qu’elle arbore le plus souvent lorsqu’elle pose les yeux sur moi.

Quand vient le temps du dessert, le cuistot revient me voir avec une tranche d’ananas et une bouteille de gnôle. Je suis déjà passablement éméché. C’est donc sans hésitation que j’accepte sa proposition de boire un verre pour « faciliter » la digestion. Il me dit que cet alcool a rendu aveugle son arrière-grand-oncle. Je le crois. Il me dit que dans sa jeunesse, les médecins étaient moins répandus qu’aujourd’hui. Et que, s’étant fait piquer par un scorpion, il s’était traité à coup de cet alcool également. Au matin, le médecin lui aurait dit qu’il devrait être mort. Déjà, par le poison de sa piqûre. Surtout, par l’alcool qu’il s’était envoyé jusqu’à l’aube. Je le crois. Je ne connais pas précisément cet alcool mais ça me rappelle l’aguardiente. Avec un peu d’orange. Il me dit fièrement que c’est lui qui le fait dans l’arrière-boutique et que sa famille l’appelle « Malcegando ». Je le crois.

Le brasseur amateur est d’âge mûr et a évidemment plusieurs histoires à raconter. Celle de cet alcool est déjà quelque chose. Surtout le jeu de mots morbide qu’il contient. Un mélange entre « le mal est en vue » et « l’aveuglante ». Cet humour sombre fait presque rêver. Il me raconte la mort de sa soeur. Sa séparation avec son épouse lorsqu’il décida d’adopter sa nièce. Il dit que c’est rare quelqu’un qui écoute. Qui écoute vraiment. Je suis d’accord. La plupart des gens voient les lèvres de leur interlocuteur comme des feux de signalisations du trafique. Lorsqu’elles bougent, ils enfoncent l’embrayage. Ils attendent une opportunité. Dès qu’elles se referment et que le nez inspire, ils démarrent à toute vitesse. Pour la large majorité, le rouge n’existe pas. Ils attendent. Ils ne s’arrêtent pas. Et pour beaucoup, savoir que leur audience inspire l’air quand ils parlent est un grand délice. Comme s’ils inspiraient leur parole.

Il me demande mon prénom et je lui demande si c’est important. Je lui demande si je ne peux pas rester « l’anonyme de passage avec qui j’ai brièvement parlé en savourant un digestif ». Il me dit qu’il respecte cette perspective et qu’il s’appelle Antonio. Le cuisinier donne l’air de se rendre compte que je ne prévois pas de palabrer sur ma vie. Il n’insiste pas. Je ne compte plus les verres qu’on honore. L’après-midi passe et j’en sais plus sur cet homme que je n’en ai jamais su à propos de certains de mes collègues actuels. J’ai presque l’impression qu’il essaie de me marier à sa nièce. C’est probablement l’alcool dans mon sang qui parle à sa place.

De toute façon, sa nièce n’est pas intéressée. Et puis je n’ai rien à lui offrir. Ça fait un certain temps que je n’ai plus vraiment l’espoir de trouver une femme à épouser. Antonio me dit que j’ai la dégaine d’un banquier. Il me dit que ce monde appartient aux banquiers et qu’il espère qu’un jour sa nièce le comprendra. Le plus tôt étant le mieux. Il se masse le genou gauche et je me dis que ça doit être douloureux de rester debout toute la journée dans une cuisine. Je n’aime pas le reconnaître mais je pense qu’il a raison. J’ai travaillé en tant que banquier pendant une période. Je vivais sur le continent et je m’imaginais une carrière grandiose suivie d’une retraite indécente. Tout le monde en rêve.

Comme tout débutant, j’ai commencé par deux ans de travail de guichetier. Mes journées se résumaient à accueillir des membres de la classe moyenne et des pauvres. Ouvrir un compte. Déposer une somme dérisoire sur le compte épargne du petit fils. Revenir six mois plus tard pour récupérer l’argent parce qu’on doit manger ou que le petit fils est mort. Revenir le mois d’après pour fermer le compte. Parce qu’on avait oublié qu’il faut payer les frais administratifs. Le pire était de savoir que je ne rencontrais pas les plus pauvres. De fait, les pauvres ne déposent pas d’argent à la banque.

Au bout de deux ans, j’ai vu un billet vers le début de ma réussite. Gestion des fonds de pension. Ou « confiseur » comme certains nous surnomment. Ce sobriquet vient d’une métaphore souvent utilisée pour expliquer au néophyte comment fonctionne un fonds de pension. Votre pension est une praline. Nous mettons toutes les pralines dans une boite. Et nous la louons à des investisseurs. L’idée est que les risques sont diffusés. Et donc, que vous ne perdrez jamais votre argent. Ça, c’est le discours tenu.

Mais foncièrement parlant, c’est de l’argent que vous confiez à votre banque pour qu’elle joue avec jusqu’à ce que vous soyez trop vieux pour en profiter. À partir de ce moment-là, si vous ne vous faites pas spolier sur l’héritage vous léguerez plus ou moins un tiers de cette somme à votre famille. Mais là, ça sera du travail d’équipe. La banque ne peut légalement pas prendre cet argent. Elle peut uniquement imputer des frais de gestion administrative. C’est l’État qui se sert au passage. Je ne considère pas que ce soit un mal en tant que tel. Le principe est sensé : Le Gouvernement taxe pour avoir les moyens de contribuer au bien-être de la société. C’est le résultat qui a fini par me dégoûter.

Tout ce discours autour de la légalité de certaines pratiques telles que les paradis fiscaux ou les sociétés « écrans ». Le résultat est que les riches paient moins souvent leurs impôts que les pauvres. Ce qui est certain est que les banques ne perdent jamais à ce jeu. J’aurais probablement pu faire carrière dans les fonds de pension. On ne peut que gagner lorsqu’on joue avec l’argent des autres. Mon problème était principalement avec la gestion de l’espace dans nos locaux. Partager mon bureau avec 39 collègues ne me plaisait pas outre mesure. Donc, j’ai changé dès que j’ai pu.

J’imagine que la présence d’une de mes collègues qui avait l’habitude de me parler de ses infidélités y a contribué. Elle n’était pas une mauvaise banquière. C’est juste que je ne supportais pas de devoir entendre toute la journée ses drames romantiques. J’en avais appris tellement à propos de son compagnon et des situations scandaleuses qu’elle lui imposait que j’avais fini par l’admirer sans le connaître. Tout ce que je lui souhaitais c’était de quitter enfin cette femme adultère et manipulatrice qui l’empoisonnaient chaque jour un peu plus. J’ignore d’où elle avait tiré l’idée qu’elle pouvait innocemment me confier les détails de ses dépravations quotidiennes.

À strictement aucun moment de notre relation à sens unique je lui avais laissé entendre qu’elle pouvait me parler d’autre chose que de notre pratique professionnelle. Elle ne m’épargnait aucune information. Les coucheries avec ses supérieurs pour garantir la pérennité de sa carrière…

Mes deux seules manières d’y survivre étaient d’imaginer son compagnon l’assassinant avec un poison lent et dévastateur. Je ne la voyais plus comme une femme ni comme un être humain. Elle était un bouillon de culture cherchant à quitter sa boite de Petri en corrompant chaque opportunité de croissance sur son chemin.

Je dis être humain mais en fait elle en était une à plus d’un titre. Les êtres humains sont rarement plus gracieux qu’elle ne l’a été. J’aime parler d’elle au passé en l’imaginant pourrir dans un coffre de voiture abandonnée sur une aire d’autoroute. Mais j’ignore tout de sa situation actuelle. C’est une consolation comme une autre.

Le fil de ma pensée est interrompu par un groupe de ce que je suppose être des surfeurs. Je n’aime pas faire des généralisations. Mais ici, il s’agit d’un archétype strict. S’ils étaient décrits par profileur et qu’on comparait leur « portrait » à celui d’un groupe « type » de surfeurs, ils auraient davantage de points communs que deux jumeaux homozygotes. Dans ce groupe il y a un meneur. Il pourrait être marié à la poupée que ça n’étonnerait personne.

Je n’aime pas juger avant de connaître. Ceci dit, le fait qu’on l’ait entendu parler depuis le bout de la rue, qu’il ait passé la porte en fracassant presque les linteaux, et qu’il ait commencé par demander une bière à la serveuse avant de dire « bonjour » installe bien son personnage. Il est le seul torse nu et garde ses lunettes de soleil à l’intérieur. À chaque fois qu’il ouvre la bouche ma migraine s’intensifie. J’ai conscience que l’alcool ne doit pas être étranger à mon mal de crâne naissant mais ça ne m’empêchera pas d’incriminer ce malpoli. Antonio se lève lourdement et prend congé avec bienséance. Je le remercie. Il n’a pas l’air de comprendre pourquoi. Le temps m’a simplement appris à remercier les rares personnes décentes et civilisées que j’ai pu rencontrer. Le surfeur se fait payer verre sur verre par son groupe. Il zieute les femmes comme un carnivore dans le rayon boucherie d’un magasin.

Je me prépare mentalement à m’enfuir pour éviter sa compagnie. L’alcool et la digestion aidant, je suis un peu immobilité. L’homme parle fort et rit à ses propres blagues avec des regards insistants vers ses auditeurs. Il ne détourne les yeux qu’après avoir obtenu un éclat de l’objet de sa vision. Le genre d’homme qui veille à satisfaire les femmes dans l’unique but d’avoir l’opportunité de copuler à nouveau.

Je fais un signe discret à la serveuse pour qu’elle s’approche. En lui tendant une trop grosse somme, je la remercie et lui dis de garder la monnaie. Elle va pour parler et je lui souhaite bonne chance en inclinant presque imperceptiblement ma tête dans la direction du groupe de bruyants qui ne cesse de croître.

Ma maladresse alcoolisée accentue probablement mon mouvement et celui que je cherche à fuir m’engage du regard. « Oh ! Excusez-moi, Monsieur, si moi et mes amis avons dérangés votre repas. ». Il me lance ces mots en tournant de gauche à droite, clairement en parlant pour ses groupies. C’est une provocation que je devrais éviter. J’ai envie de rentrer avec mon sandwich au fromage et au poulet. J’ai envie de m’étirer sur un rocher en regardant la mer caresser le sable. Mais malgré moi, je le corrige d’un « mes amis et moi. ».

Je sais avant de le dire que c’est une mauvaise idée. Je sais en le disant que c’est une mauvaise idée. Et je lis sur son visage après l’avoir dit que c’était une mauvaise idée. Il retire ses lunettes de soleil comme une vedette de cinéma le ferait si c’était « cool ». Puis, il y a un bref silence. Je remarque pendant cette période qu’il sourit toujours. Mais ce sourire a changé. Ses lèvres sont pincées et ses yeux voudraient sortir de son visage pour me frapper. Il souffle presque dans un murmure « Ces touristes… Ça s’habille comme un banquier pour venir nous corriger dans nos bars. Pourquoi ne pas retourner dans votre bureau ? Ça vous éviterait d’abîmer votre costume. ».

Antonio lance depuis sa cuisine qu’il arrive avec la bière et qu’il faut laisser les autres clients tranquilles. Je partirais bien maintenant mais je sais que l’autochtone n’est pas satisfait. Si je m’en vais maintenant et que je le recroise plus tard, il y aura heurt. Je n’ai pas envie de le revoir. Je n’ai pas envie qu’il y ait conflit. Je ne peux pas vraiment m’excuser parce que ça le ferait passer pour le balourd de service. Il lui faut une victoire verbale propre. De quoi satisfaire son ego et asseoir sa supériorité territoriale devant son groupe.

Je dis : « Vous avez bon regard : j’ai été banquier. ». Il me répond: « Voleur en costume, vous voulez dire ? ». J’imagine que ça le calmera un peu. Très peu. Les caïds séculaires peuvent être particulièrement pénibles lorsqu’on les vexe. Après tout, c’est son île. J’attends, faisant mine d’être atteint. Il ajoute qu’on ne peut pas voir passer un mois sans entendre l’histoire d’un banquier véreux qui a perdu l’argent des pauvres ou caché celui d’un riche.

Je suis d’accord avec lui. J’ai quitté le continent principalement parce qu’y vivre parmi ces zones grises ne me faisait que du mal. Mais à quoi bon le lui dire ? Ça ne lui permettra pas de me diminuer socialement devant son audience. Je pourrais lui dire qu’il a raison. Que durant mes années aux fonds de pension j’ai vu des stagiaires transférer des centaines de milliers d’euros sans supervision. Des « pots de naissance » à l’alcool fort durant les heures de service. Un fond ou un autre. Un pays ou un autre. Une banque ou une autre. La banque gagne toujours.

Même lorsqu’il y a un audit. Il suffit de transférer l’argent qu’on doit cacher dans une banque à l’étranger. Selon le système utilisé, la somme peut rester en mouvement pendant trois jours. L’argent en mouvement ne fait pas partie du contrôle. Et avant le troisième jour, il suffira d’annuler le virement pour récupérer un fond qu’on n’aura pas à justifier. C’est légal. Je pourrais aussi lui dire qu’après les fonds de pension, j’ai été muté au service des grandes fortunes.

Des gens qui gagnent en intérêt davantage d’argent qu’il n’en gagne en un an. Ça existe. J’étais bon pour lire les gens, à l’époque. Je pouvais les rassurer et les faire rester dans ma banque même si cette dernière leur faisait perdre de l’argent de temps en temps.

Un jour comme un autre, je déposais des documents pour signature chez le chef de mon antenne bancaire. Il était bordélique à excès et en poussant ses feuilles pour faire de la place, je suis tombé sur une ligne de transfert qui paraissait normale mais ne l’était pas.

Chaque mois, la banque retire de l’argent pour les frais administratifs. Chaque mois, c’est signifié par un code strict pour que les clients puissent l’identifier facilement. Normalement, ce code devait être « FAM1-YYYY ». Et ce, pour stipuler « Frais Administratifs du Mois 1 à 12, de l’année en cours.

Premièrement, le code était « F4M1-YYYY ». Il s’est avéré que pour couvrir leurs pertes, les chefs d’antennes bancaires avaient pour consigne de multiplier les « ponctions administratives » chez les clients qui avaient plusieurs comptes. C’est une zone grise de la légalité. Les grosses fortunes ont souvent de nombreux comptes. Ces comptes sont souvent disséminés dans différents paradis fiscaux. C’est légal. Ce sont les petits caractères entre les petites lignes du contrat.

Je me demande si je n’ai pas raconté ces histoires à hautes-voix parce que le surfeur me dit : « Ce qu’un riche cache, un pauvre doit le payer en taxe. C’est humain. Mais qui est le plus à blâmer ? Le riche qui veut protéger ses intérêts ou le banquier qui le fait pour lui ? ». Il me faudrait une journée complète, une série de diapositives chargés, et un projecteur pour lui expliquer en détail pourquoi c’est nettement plus complexe que sa rhétorique théâtrale.

Il me faut un coup final pour qu’il ait l’absolu sentiment d’avoir détruit l’envahisseur. « C’est légal. ». Il me regarde. Je peux voir les turbines de son cerveau s’activer pour découvrir l’argument parfait destiné à ma mort sociale. « Les quantités d’argents sont limitées sur terre. Donc, si l’un le garde, l’autre ne pourra jamais espérer le gagner. Que vous vous cachiez derrière la loi est pathétique ! ».

Cet homme a trop joué au Monopoly. Le monde bancaire est basé sur les dettes, pas sur la limite d’argent. C’est pour cette raison qu’il existe un concept de « dette mondiale ». Le fait que les états peuvent imprimer leur monnaie à volonté est presque trivial dans un système économique globalisé. Mais j’imagine que son raisonnement simpliste lui suffira si je fais semblant de m’en aller complètement anéanti. Avant d’y aller, je fais mine d’avoir envie de répondre et reste sans voix. Cette mascarade vide lui donnera le sentiment d’avoir gagné une joute verbale et d’avoir défendu son territoire ainsi que sa place d’alpha dans son groupe. Et ça m’évitera probablement de me retrouver dans une embuscade pendant mon séjour.

J’ai le temps de faire quelques pas dehors avant que la serveuse ne me rattrape par le bras droit. Je me retourne et vois, appuyé sur le linteau de la porte, Antonio. Il paraît essoufflé. Plus proche de moi se trouve sa nièce, qui pose le sac contenant mes sandwichs dans ma main. Antonio me demande pourquoi je me suis laissé parler ainsi. Je lui dis que je me fiche de ce que les gens pensent de moi. Par contre, je n’ai aucune foi en notre système bancaire. Donc, si je perds la face en prenant sa défense, l’audience se méfiera peut-être un peu davantage de sa banque. Il reste une seconde à réfléchir. Je le remercie pour le repas et le bon alcool. Ensuite, je tourne mon regard vers le visage de sa nièce. Elle paraît surprise. Son expression est presque admirative. Je lui souris en lui disant au revoir avec mes yeux. Elle rougit. Je m’en vais.

Le chemin du retour se révèle nettement moins complexe. Une rue bétonnée qui longe la plage. Aussi simple que ça. Le soleil est encore haut, même si on peut supposer que l’après-midi touche à sa fin. Je profite de cette promenade au calme pour admirer le soleil et ses lumières. Que ce soit sur l’eau ou sur le sable, ses reflets donnent une atmosphère enchanteresse à l’endroit. Ma main blessée est un peu raide. Mais peu de choses peuvent m’empêcher de profiter d’un moment de paix. Ils sont d’une rareté affligeante. La vie est une succession de situations problématiques qu’il faut surmonter. Alors, quand j’ai le privilège d’avoir la paix : Je savoure.

Il n’y a personne à l’entrée du parc de campement. Je poursuis ma balade sans m’inquiéter de devoir signer quoi que ce soit. Plusieurs personnes s’affairent dans leur tente. Lire, boire, chanter, parler. Toutes ces choses qui peuvent être agréables mais que je ne cherche pas en ce moment précis. Je suis tellement heureux que ma tente soit plus loin. J’ai dû prendre plus de temps que je l’imaginais, parce que le soleil est plutôt bien descendu.

Lorsque j’arrive à mon emplacement, je vois la petite fille de tout à l’heure. J’espère qu’elle ne m’attend pas. Je ne veux plus parler aujourd’hui. Elle est assise sur le muret et laisse pendre ses pieds vers le sol. Ses petits coups de talons semblent rythmer son attente. Elle n’a pas l’air de s’ennuyer. J’arrive à sa hauteur et elle ne réagit pas. Mon regard suit le sien et mon corps pivote vers la gauche. Cet enfant a tout compris à la vie.

Elle admire un jeu de lumière parfaitement orchestré par le soleil et un banc de nuages qui se déplacent merveilleusement lentement. Je reste là, debout. Silencieux. « Ma soeur est avec son amoureux. ». Je ne dis rien. « Je n’avais pas envie de regarder le coucher de soleil seule. ». Je réfléchis un instant. Elle ne me laisse pas le temps de répondre et ajoute : « Tu n’es pas obligé de parler. ».

Je suis soulagé et m’assieds à côté d’elle. Je le fais en contournant son dos pour ne pas interrompre, même une seconde, sa perception du tableau qui se dessine face à elle. Mon estomac gargouille et je sors mes deux sandwichs. Elle ne dit rien mais je lui tends la moitié de celui au fromage. Puis, j’admire attentivement le spectacle en savourant chaque bouchée.

Il est peu de visions plus belles qu’un coucher de soleil légèrement nuageux sur l’île de Santa Maria. J’ai un peu bourlingué. Et je sais qu’un avis n’est jamais qu’un avis. Celui-ci est donc uniquement le mien. Mais je pense que je l’ai partagé avec cette jeune fille. Silencieusement. Paisiblement.

Après ce qui me semble avoir été une éternité, le soleil s’est couché et la nuit a débuté. À peine fut-ce le cas, que la petite fille bondissait en avant pour sauter du muret. Elle sortit une lampe de poche et s’en alla en murmurant : « Bonne nuit. ».

Mon sandwich et demi dans le ventre, je me dirige vers ma tente et m’y affale lourdement. Je retire mes chaussures et admire les étoiles encore de longues minutes. J’essaie de me remettre de ma journée. De chaque épisode, je peux dire que le plus difficile à quitter est ce coucher de soleil. Et ce début de nuit.

Dimanche

En me réveillant ce matin, j’ai levé les yeux au ciel. Son plafond nuageux m’est apparu si bas que j’aurais pu m’y blesser. Je me gratte les cheveux et me secoue la tête. Ça ne suffira pas à me faire sortir de ma pesanteur. Mon corps se dresse et défie perpendiculairement le sol.

Il existe sur cet archipel un oiseau dont j’ignore le nom. Je l’ai surnommé « raclure de bidet » parce qu’il se comporte comme la pire saloperie sans savoir-vivre que j’ai pu rencontrer dans le règne animal. Et pourtant, j’aime la nature.

Ce salopard est silencieux et discret durant toute la journée. Puis, la nuit venue, il se met à chanter gravement les chansons de son espèce. Le fait qu’il ait l’habitude d’installer son nid sur les falaises juste au-dessus de la mer provoque un écho de tous les diables.

Donnez-moi une arme et j’effectuerai son génocide. Je débarrasserai cet archipel paradisiaque de ces engeances pourries. Le manque de sommeil induit par l’incessant vacarme de cet emplumé transforme le simple fait de me tenir debout en ce défi de perpendicularité.

Je ferme mes yeux. Inspire longuement. Expire totalement. En rouvrant les yeux, je vois le soleil chatoyer au travers de quelques nuages. Ils ne tiendront pas longtemps. Je marche jusqu’à l’entrée du campement à la recherche d’un prospectus comportant une carte de l’île. Elle est si petite. Je suis plus petit encore. Garder cette carte n’a qu’un seul intérêt. Je compte perdre mon chemin aujourd’hui. Et, s’il me venait l’envie de le retrouver, quelques indications pourraient m’être utiles.

Le soleil se lève à mesure que je longe la plage. Je déteste le sable, mais je m’y étais préparé. Il faut toujours avoir des sandalettes lorsqu’on voyage aux Açores. Je sais qu’aucun commerce n’ouvrira avant dix heures mais je ne regrette pas d’avoir partagé ce sandwich hier soir. « La faim est une bonne maladie. ». Je ne me souviens plus où j’ai entendu ça. C’est vrai que sa cure n’est pas difficile à obtenir dans cette partie du monde.

Je m’en veux souvent d’être devenu l’esclave moderne qui attend la fin de la semaine pour s’enfuir. Mais je n’ai aucun talent de chasseur, encore moins de paysans. Je ne tiendrai pas longtemps dans une société où ces talents de survies sont ceux à privilégier. Un homme des cavernes avec une chemise. J’ai du mal à me voir autrement.

Puisque j’ai tout mon temps, j’en profite et étale de la crème pour me protéger du soleil. La majorité des gens sous-estime l’importance d’un geste aussi anodin. Pourtant, souffrir d’un coup de soleil est une sensation affreuse. Ressentir une douleur avant -et à la place- de saisir chaque objet. À chaque souffle venteux. Ou même à chaque geste. Un peu comme devoir vivre une relation à sens unique. Je sais que chez les hommes il est important de se rincer lorsque l’exposition solaire est terminée. Apparemment, les crèmes solaires influencent drastiquement le système hormonal et peuvent annihiler la libido. Encore quelque chose d’inutile à savoir.

Entre deux pensées ineptes, j’aperçois un distributeur de café sous un portique. Je m’en sers un et vais tremper mes pieds dans l’eau. Elle est fraîche. Ça me rappelle une escapade que j’ai réalisée il y a des années. J’avais été à Salto de Prego sur São Miguel. Une petite randonnée m’avait conduit jusqu’à la plus belle chute d’eau sur laquelle j’ai eu le privilège de poser mon regard.

Évidemment, c’est un peu un nid à touriste. Mais aucun d’entre eux ne profitait de l’occasion pour aller se baigner. Je reconnais que l’eau était fraîche. Autant que celle dans laquelle mes pieds barbotent actuellement. Elle se réchauffe, d’ailleurs. Le soleil monte dans le ciel.

À cette cascade, je n’ai pas hésité. Je me suis mis en sous-vêtement et j’ai marché lentement mais sûrement vers l’eau qui tombait. La température de mon corps descendait sûrement également. J’ai refusé de céder et ai réussi à toucher le mur derrière cette douche naturelle. J’aime à penser qu’il s’agit d’une légende oubliée, car depuis cet épisode, je ne crains plus le froid. Peut-être ai-je simplement abîmé une partie de mon système nerveux. Peut-être, aussi, ai-je imprimé un traumatisme thermique que ma psyché ne peut plus oublier.

Ceci étant dit, je préfère la version mystique qui conférerait à cette eau une magie que je ne trouverai nulle part ailleurs. Exactement comme le sentiment qu’un homme prêt ressent à la porte d’un entretien d’embauche. Ce sentiment merveilleux de désinvolture qui se traduit par une invulnérabilité absolue et revigorante. L’impression d’avoir tout oublié. Puis, la porte s’ouvre. Il s’installe. Et il convainc.

J’envoie au diable mes plans d’exploration du bayou et continue mon avancée vers la mer. Je vois les vagues arrivées de chaque fois plus loin. J’en suis à hauteur des cuisses. Une somme de temps considérable a été perdue par les hommes à cette zone précise de la plage. Personne n’aime avoir ses gonades surprises par un changement brutal de température. Mais moi, je ne m’en inquiète pas. Après tout : Je ne crains pas le froid.

Puisqu’il semble maintenant entendu que cette journée n’obéira pas à un seul plan, autant ne s’en remettre à aucun. Une vague me surprend et se déverse dans mon fond de café. J’entends des cris d’enfants émaner depuis la plage. Je n’ai pas envie de m’en approcher, mais je refuse de laisser le carton de ma tasse jetable polluer ces eaux. C’est en m’avançant vers la rive que je remarque que les enfants criards ne sont pas seuls. Leurs parents sont là. Et leurs amis également. Il est bien plus tard que je ne m’en étais rendu compte et je prends cette excuse pour fuir ce bruit et ses sources. Plusieurs visages me sont familiers. Les membres du groupe qui ont envahi la taverne hier soir. Ils suivent toujours leur alpha mâle. Le temps n’est pas à perdre ici.

Je retourne, trempé, vers le campement. Le chemin jusqu’à ma tente aura suffi à sécher complètement mes vêtements. Je replie mes affaires et prends le tout vers la salle des douches. Les araignées s’écartent rapidement lorsque j’active l’eau. Je me rince sobrement. De toute façon, je devrai me laver à nouveau en arrivant ce soir chez moi. Il doit être proche de midi maintenant, et il fait étrangement calme. Pendant ce court instant juste après m’être séché, j’apprécie le calme. Et je ne hais pas l’humanité.

J’embarque à nouveau mon barda et me voilà parti pour l’arrêt de bus qui me ramènera vers le port. En passant à la guérite du campement, je dépose les quelques pièces qui permettent à l’endroit de prospérer. Je ne connais pas de moyen plus économique de dormir lorsqu’on voyage. Le fait que l’endroit n’est pas gardé ne m’inquiète pas. L’argent est glissé dans la boite aux lettres avec un petit mot de remerciement.

Je reprends mon chemin et arrive proche de l’arrêt de bus. Ce dernier est situé juste derrière la machine à café de ce matin. Je peux dire que l’endroit est bondé avant de voir ni comprendre quoi que ce soit. Et ce, à cause des bruits, cris, et pleurs qui émanent de l’attroupement qui s’y amasse. Je vois la fin d’un drame : Le groupe maintien éloigné d’une ambulance la femme qui m’avait accueilli au campement. Derrière le véhicule se trouve un corps allongé et recouvert d’une couverture.

Pour une raison qui m’échappe, je repense à une de mes ex-compagnes. Elle avait voulu joindre le paradis à mes côtés. J’étais prêt à vivre l’enfer avec elle. Nous nous sommes quittés avec ce sentiment de malentendu. Cette sensation indicible d’avoir raté quelque chose ; d’être passé proche de quelque chose de beau.

« Il a été emporté par une vague. ». Ces mots me tirent de mes réflexions. Ils sont prononcés par la petite fille à qui j’ai partagé mon souper hier. J’ignore comment elle est arrivée là. Je ne me suis aperçu de rien avant qu’elle ne se mette à parler.

« Il s’est noyé. ». Sa voix est détachée de sentiments. Comme une personne qui gommerait ses affects après un grand choc émotionnel. « Peut-être que ma soeur ne me demandera plus d’attendre dehors le soir, maintenant. ».

Aucune réponse ne pourrait l’atteindre. Elle n’attend rien, puis se met à courir vers sa soeur comme une petite fille normale. Elle pleure. Je crois. La foule s’affaire en cercle autour de la jeune femme. Elle pleure aussi. Je crois. Personne ne fait attention à moi. Je m’absente quinze minutes et il y a un mort.

Arrivé au banc de l’arrêt de bus, je m’assieds. Et j’attends. J’attends le bus en regardant le cadavre refroidir derrière l’ambulance, tout en me demandant lequel ne nous deux est le plus en vie.