Étincelle

Écrit en 2016.

À lire comme son premier amour.

Bonjour à tous. Je suis Katia, la fille de la défunte. Si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est pour disposer de son corps et lui rendre un dernier hommage. La coutume veut que nous commémorions celle qui décède. Que nous parlions d’elle. Ce qu’elle était à nos yeux. Ce qu’elle était dans nos coeurs. J’ai réfléchi à ce que je pourrais vous dire en ce jour. Hier, je rangeais ses affaires et j’ai découvert un coffret à mon nom. Cela faisait des années qu’elle était malade. Je m’étais préparée à cet événement. Pour certains d’entre vous, elle est morte depuis bien longtemps. Vous n’osiez plus la visiter à cause de sa maladie. Je ne vous reproche rien. C’est vrai, ma mère était une femme active. Sa maladie était une des pires qui aurait pu l’emporter. Elle avait perdu l’esprit avant de perdre la vie. Toujours à se répéter. « As-tu remonté l’horloge ? » et « Veille à entretenir les engrenages régulièrement. » étaient devenu les deux phrases par lesquelles elle ponctuait ses logorrhées. Sa lente décente vers la sénilité m’aura appris à haïr cette horloge. Pourtant, ce matin je l’ai remontée avec soin. Ce geste m’a allégé l’esprit. C’est après avoir lu les pages que contenait ce fameux coffret que j’ai bâti ce sentiment. Je vous assure que j’avais un texte préparé pour l’événement. Mais je n’ai plus envie de commémorer la mort de ma mère. J’ai envie de célébrer un autre élément central de la vie. L’amour. Son amour. Celui qui m’a donné naissance. Ce n’est pas pour lui voler la vedette. Je n’ai rien d’exceptionnel. Celle qui était exceptionnelle, c’était ma mère. Et l’histoire d’amour qui m’a engendrée. Comme quoi, une histoire extraordinaire peut être la base d’une vie tout ce qu’il y a de plus ordinaire. C’est une sensation que j’ai, mais je pense qu’elle la partageait quand elle avait toute sa tête. Je pense qu’elle en était heureuse. Heureuse de cette vie finalement devenue ordinaire.

Plusieurs d’entre vous le savent. Ma mère est originaire de l’Est de l’Europe. C’est à peu près tout ce qu’elle m’a révélé de son passé. « Je suis née dans un petit village de paysan. Entre une campagne profondément orthodoxe et une base militaire soviétique. ». Aujourd’hui, j’en sais davantage grâce aux lettres laissées dans ce coffret. Natascha a rencontré Petrov lorsqu’elle avait dix ans. Ils avaient le même âge, en fait. C’est durant les quelques cours de leur école de campagne qu’ils ont fait connaissance. Mes grands-parents voulaient que leur fille sache compter les poules et les vaches de leur ferme. À l’époque, c’était considéré comme une instruction solide pour une fermière de l’Union. Son avenir ne promettait rien de particulièrement extravagant. Apprendre à compter. Peut-être à écrire. Au moins son nom, pour les papiers officiels. Natascha avait envie d’apprendre. Malheureusement, sa mère est tombée malade et son père considérait l’école comme moins importante que les champs. D’après ses mots, il lui a donné le choix entre manger ses livres ou travailler la terre. C’est donc à peine quelques mois qu’elle a pu passer, assise en tailleur, dans l’arrière-salle d’une église orthodoxe à compter les saints et lire leurs paroles. Suffisamment longtemps, pourtant, pour attirer l’attention d’un jeune garçon de son âge. Petrov. Mon père.

Il était hideux. Toujours selon ses termes. Maigre et élancé. Personne ne comprenait où il trouvait la volonté de venir chaque jour à l’école. Les autres enfants le maltraitaient continuellement. Si bien qu’à son physique repoussant s’ajoutaient régulièrement des plaies, boursouflures, et cicatrices. Ça n’était même pas par jalousie pour son intellect. Les fils de fermiers et autres futurs conscrits de l’Union n’étaient pas particulièrement sensibles à cette catégorie de qualité. De plus, il aura fallu attendre que mon père se mette à parler pour que le prêtre réalise que son élève n’était ni muet ni débile. À partir de ce moment, les comportements à son égard durent changer. Il n’était plus question qu’on malmène le seul enfant prometteur de la région. La ferme de la famille de Petrov était mitoyenne à celle de ma mère, ce qui lui donnait une excuse pour la raccompagner après les cours. Et quand Natascha commença à espacer ses visites instructives, Petrov prit l’habitude de passer par chez elle pour lui déposer des devoirs. Parfois, lorsque mon grand-père maternel n’était pas aux alentours, il en profitait pour réviser des notes avec elle. À la mort de mes grands-parents paternels, le prêtre voulut recueillir son prodige dans son église. Mais Petrov joua de toute son intelligence pour donner l’idée à mon grand-père restant de l’adopter. Ce faisant, les terrains fusionnaient. Une source de revenu supplémentaire et la main-d’oeuvre qui allait avec. Gratuitement.

Mon histoire pourrait débuter là. Petrov aurait épousé Natascha, et ils auraient poursuivi une longue lignée de campagnards. Mais la base militaire située à proximité abritait un Général versé dans les technologies expérimentales. Ayant entendu parler du génie qui vivait au village voisin, il lui fit une proposition. Le Général était toujours à la recherche de nouveaux talents, et n’acceptait pas les refus. Mon père parvint à un compromis. Mais il dut pour l’entériner demander l’aide du prêtre et aller vivre dans son église. L’homme d’Église avait une certaine influence dans la région, et il intervint afin de garder son prodige dans son village. Ainsi, plutôt que de déménager dans la base militaire, Petrov s’installa dans une salle désaffectée du lieu saint. Il y effectua des études d’ingénieurs par correspondance. C’est presque comme un prisonnier, qu’il vivait dans l’église. Proche de ma mère. Et pourtant, incapable de la contacter directement. Plusieurs des lettres qu’ils se sont écrites étaient dans le coffret qu’elle ma laissé. Il y avait aussi des notes privées. Des textes incomplets. Une histoire à reconstruire.

À l’époque, Natascha n’éprouvait aucune passion pour Petrov. Grâce à lui, elle savait écrire et compter. Et elle était montée d’un cran dans les strates sociales lorsque son père l’avait recueilli. Nul doute qu’elle l’affectionnait et admirait ses talents. Mais elle ne fait rapport d’aucune étincelle. Tandis que mon père devenait ingénieur en rendant compte à l’Union, mon grand-père paternel s’éreintait à exploiter ses terres. Natascha sortait tous les matins sa mère et la plaçait dans le champ. Sa maladie limitait la grabataire précoce à un rôle d’épouvantail. Durant cette période, il devint vite évident qu’une main-d’oeuvre devait être trouvée. La famille n’avait pas d’argent pour embaucher. Petrov était indisponible, et il ne voulait pas user davantage ses leviers de pressions auprès du prêtre ou du Général. Mon grand-père songea à marier ma mère pour obtenir deux bras supplémentaires « donnés ». Natascha n’avait pas son mot à dire, même si elle aspirait à choisir elle-même son mari. D’après ce que j’ai compris, avant qu’il n’ait eu le temps de finaliser un quelconque mariage, mon grand-père eut un accident avec son matériel de labourage. Ma mère n’apparaît pas particulièrement émue par cet événement. J’imagine qu’elle n’était pas attachée exagérément à son géniteur. Ou alors est-elle restée secrète à ce sujet même dans ses écrits? Ce qui est davantage certain est que son épouvantail de mère est décédé quelque temps plus tard, et qu’elle se retrouvait maintenant seule pour s’occuper de la ferme. Dans toute histoire ordinaire, elle aurait vendu une partie des terrains ou aurait épousé un homme pour qu’il l’aide à s’en occuper. Mais personne n’avait d’argent pour lui acheter les terres, et Natascha voulait choisir son homme.

J’ai bien conscience que vous n’êtes pas venu pour m’entendre parler toute la soirée. J’ai encore plus conscience que ce récit est désordonné. Je ne vous en voudrai pas si vous partiez avant la fin. Mais j’ai prévu de finir. Et je finirai. Surtout maintenant que j’en arrive à la partie la moins vraisemblable de cette histoire. Petrov est décrit comme un homme laconique ayant un souci maladif du détail. À quinze ans, il est ingénieur pour l’Union. Il travaille enfermé dans son atelier. Ce dernier étant situé dans l’annexe de l’église du village. Tandis que, esseulée, Natascha acquiert peu à peu une réputation de sorcière ; Petrov, isolé, acquiert peu à peu une réputation de possédé. Plus personne n’a accès à son atelier. La dernière fois que le prêtre y est entré, il a malencontreusement fait glisser un engrenage de son horloge. Et son protégé a déclaré avoir perdu deux ans de travail. Tout chez Petrov était minutieusement calculé. Bien avant l’ère des scripts numériques, il avait transformé son atelier en gigantesque minuteur. Il dormait peu. Précisément six heures par nuit. Une partie de son installation était spécifiquement élaborée afin de faire tomber un petit seau d’eau sur son visage chaque matin. Quinze secondes plus tard, un verre d’eau froide contenant un glaçon était versé puis déposé sur sa table de nuit. Il s’asseyait sur son lit et vidait le verre d’un trait. Ensuite, tout en gardant le glaçon en bouche, il reposait le verre dans la pince de sa machine. Un passage par son lave-vaisselle artisanal, et il serait réutilisé le lendemain. Après s’être levé, un peignoir lui tombait sur les épaules pour qu’il puisse les essuyer en se dirigeant vers son bureau. Là, il s’installait sur son tabouret et son écran cathodique s’allumait automatiquement. Les heures de ses repas. L’alternance entre apprentissage, période créative, période productive. Tout semblait minuté. Dans cette région du monde, à cette période, l’espérance de vie était de cinquante ans. Petrov le savait et refusait de perdre une seconde. Il avait construit toute cette machinerie pour l’aider à économiser sa ressource la plus précieuse. Dès qu’une tâche lui demandait davantage que 90 secondes, il élaborait un système pour pouvoir s’en décharger. Si quelqu’un frappait à sa porte, un message parmi les nonante préenregistrés se lisait automatiquement. Petrov avait conçu un système de messagerie mécanique en miroir. Une ligne télégraphique avait été tirée depuis l’église jusqu’à la base militaire. Il lui suffisait d’écrire sur un clavier d’un côté pour que le message s’imprime de l’autre côté. Et vice versa. Chaque premier lundi du mois, ses engrenages envoyaient aléatoirement les plans d’un prototype répondant aux mots-clefs qui avaient été détectés dans le message précédent du Général. Et s’il recevait un message en dehors de cette fenêtre temporelle, sa machinerie était prévue pour renvoyer une composition parmi ses nonante excuses génériques. C’était sa manière de gérer sa situation. Il était pratiquement prisonnier. Mais plutôt que de servir une infrastructure en laquelle il ne se reconnaissait pas, Petrov avait produit cette cellule. Comme pour choisir de s’enfermer au lieu de se laisser enfermer. Ceci ne l’empêcha pas d’avoir écho de la situation à laquelle Natascha devait faire face. Ni d’y créer une solution.

Sa première idée fut de lui faire parvenir de l’argent. Mais il la connaissait. Ma mère ne voulait pas d’argent. Elle voulait des bras. Quelqu’un avec qui travailler. Parler. Alors, il prit la décision de détourner le maigre pouvoir qu’il avait amassé. L’Union soviétique était une gigantesque structure qui cherchait à propager ses idéaux par différents moyens. Communication, propagande, guerre ouverte, guerre froide… vous connaissez l’Histoire. Il n’était qu’un rouage dans ce système, mais il savait comment tirer parti de son anonymat. De son insignifiance. Vous n’êtes pas sans savoir que la course à l’exploration spatiale a joué un rôle historique important. Durant cette période de tension entre l’Est et l’Ouest, les victoires symboliques, artistiques, et culturelles étaient toutes aussi primordiales que les événements armés. Peut-être même plus, puisque l’opinion publique valorise nettement un événement qui ne conduit pas obligatoirement à des morts. Dans ce marasme historique, un engrenage fut actionné par Petrov pour détourner le programme spatial de l’Union soviétique. Dit comme ça, j’ai l’impression de raconter de la mauvaise fiction. Mais d’après les notes de ma mère, il s’est débrouillé pour commander les pièces dont il avait besoin et les faire livrer puis assembler dans la base militaire voisine. Ça devait être là. Pour que, lorsque les propulseurs primaires soient largués, ils chutent à proximité des champs de Natascha. Je pourrais écourter. Pour être honnête, je n’ai pas encore totalement intégré cette histoire. J’ai commencé en projetant de ne donner que les tournants nécessaires à la compréhension du récit. Mais plus j’en parle, et plus les détails de ma lecture me reviennent. Et je m’emballe.

Rendez-vous compte : Hier, je n’avais jamais entendu le prénom de mon père. Ce soir, je vous raconte la place qu’il a eue auprès de ma mère et… le rôle qu’il n’a pas voulu jouer dans l’histoire de l’humanité. S’il a pu se débrouiller pour faire ce qu’il a fait, il aurait sans aucun doute pu contribuer à la pérennité de l’Union. Son déclin. Ou au bien-être général de la population. Dans ce coffret, il y avait également un carnet rempli de schémas et annotations complexes. Je pense qu’il s’agit de plans de ses machines. Ce qui est noté par ma mère, c’est que… une nuit, des débris sont tombés à côté de sa grange. De ces débris a émergé une machine d’apparence pseudo-humaine qui s’est directement cachée dans son bâtiment. Derrière un portillon placé au niveau de son thorax, il y avait un rouleau d’impression éphémère. Cet écran affichait « De Petrov à Natascha. ». Ma mère écrit qu’elle a été extrêmement inquiète lorsque cette machine est tombée du ciel. Et, sans ce message, elle aurait appelé l’Union à l’aide. Sur ses avant-bras, il y avait les touches d’un clavier. C’était le mode de communication via onde radio qu’avait pu improviser Petrov pour joindre Natascha. « Des bras pour t’aider. » fut son second message. Le second d’une longue relation épistolaire. Le terme « robot » n’existait pas encore. Elle l’appelait « Rûki », ce qui se traduit grossièrement par « bras » au pluriel. Je pourrais vous lire leur correspondance mais je pense que vous avez compris que c’est durant cette période que leur romance a débutée. Rûki travaillait chaque nuit afin d’alléger le travail manuel de Natascha. Et durant la journée, Petrov se servait de l’écran pour instruire ma mère. Il en profitait bien sûr pour lui compter fleurette, au passage. L’ingénieur était hideux, et avait grandement laissé pousser sa barbe. Probablement dans l’espoir d’y dissimuler son visage. Mais Rûki n’avait pas ce problème. Il n’avait pas de bras rachitique ni de cicatrices sur le corps. Curieusement, il avait les mêmes proportions que Petrov. Même la tête robotique affichait une ressemblance. En y réfléchissant, j’imagine que ce n’était pas un hasard. Tout était calculé pour que, lorsqu’il pourrait quitter sa cellule, Petrov puisse se positionner en tant qu’époux potentiel auprès de ma mère. Je ne peux que supposer. Quoi qu’il en soit, Rûki n’avait aucune forme d’intelligence artificielle autonome. Il n’avait que deux modules mnésiques. Ceci fait qu’il était limité aux actions de labourage, essaimage, et déplacement de matériaux lourds. Son horaire était calibré sur 24h, et si Petrov n’entrait pas régulièrement un code précis, l’automate avait pour instruction de s’éloigner, s’enterrer, puis s’autodétruire. Étant donné qu’il n’y avait ni microphone ni caméra, tout était entré par géolocalisation. J’en parle, mais ce sont des détails. Peut-être veux-je gagner du temps. J’arrive à leur réunion et je me sens dépassée. Finir ce récit équivaut à une étape pour laquelle je me pensais prête. Je me pensais prête…

Il n’y a pas énormément d’information sur la période où ils ont pu se revoir. Si j’ai bien compris, l’Union a envoyé des agents pour enquêter sur un réseau rebelle. Une nuit, un opposant à l’Union a débarqué dans la ferme de Natascha. Prise de panique, elle s’était réfugiée dans sa grange, à proximité de Rûki. Elle a informé Petrov via clavier, et il lui a dit de venir se mettre à l’abri dans l’église. Ma mère décrit cette rencontre avec des mots similaires à la nuit où Rûki a émergé des décombres. Elle écrit que l’homme qui lui a ouvert la porte et l’a discrètement fait entrer dans le bâtiment n’était plus celui qu’elle avait connu. Il était propre sur lui, soigné et rassurant. Mes parents se sont redécouverts avant ma conception. Ça aurait pu être le début d’une fuite vers l’Ouest. D’une histoire d’amour qui m’aurait donné une famille davantage… classique. Malheureusement pour moi, cette histoire est extraordinaire. Le rebelle ne s’était pas aventuré dans cette ferme par hasard. Et après avoir découvert Rûki, il a cherché puis fouillé l’église afin de capturer son ingénieur. Natascha et Petrov étaient sur le point de partir lorsqu’il est arrivé. Il a d’abord essayé de le rallier à sa cause anti-Union avec des mots. Mais quand il a compris que tout ce à quoi aspirait mon père était une vie ordinaire avec ma mère, il a sorti une arme. Le séparatiste lui a laissé le choix entre servir le réseau ou mourir. L’ingénieur a posé comme condition que le réseau aide ma mère à passer du côté Ouest du globe. Natascha aurait pu attendre. Probablement longtemps. Mais elle savait qu’elle ne le reverrait jamais. Elle le comprit lorsqu’elle le vit éteindre sa console sans entrer le code de sursis pour Rûki. Ça n’aurait été qu’un détail s’il n’avait pas insisté pour prendre son alter-robot avec lui. Son nouvel employeur accepta avec une joie non dissimulée. Son plan était clairement de les diriger tous les deux vers l’auto-destruction à venir, et ce afin d’en finir tout en assurant la sécurité de Natascha. Ma mère a écrit une page entière décrivant l’enlacement que lui a donné Petrov avant de la quitter. Je pourrais vous la lire mais j’ai assez parlé.

Nous en arrivons à la fin de leur histoire. Hier, j’ai rencontré mon père au travers des notes de ma mère. Aujourd’hui, je dis adieu à mes deux parents. Mais je ne suis pas amère. Je vivrai une vie ordinaire à leur place. Et j’en serai heureuse. J’en serai reconnaissante. Je vous remercie pour votre attention. Au revoir.