L’extraordinaire famille Yûmeina

Écrit en 2015.

À lire l’esprit ouvert.

Préambule

Lorsque tu liras ce texte, souviens-toi que tu en es l’auteur. Dès lors, si ton opinion est fondamentalement différente de celle développée ici, accepte le fait que tu as été corrompu. Je suis journaliste. Donc tu es journaliste. Parce que toi et moi sommes la même personne. Tu as commencé les recherches pour cet article il y a un peu moins d’un an. Et ce, car tes collègues abandonnaient tous les uns après les autres. Davantage que simplement leur abandon, ce sont leurs justifications qui t’ont interpellé. Ou, parfois, leur absence.

Ce texte est divisé en six parties. Ce préambule pour te convaincre que je suis toi est suivi d’une partie sur chaque membre de la famille Yûmeina. Le texte s’achève sur les deux théories auxquelles je suis arrivé au terme de mes recherches. Quoi que tu penses en redécouvrant ces lignes, poursuis la lecture et garde l’esprit ouvert.

Le père

Cole. Il est né au bout de quarante semaines de gestation, d’une mère bibliothécaire qui avait perdu espoir d’un jour enfanter. Il reçut toute l’attention de cette dernière et eut une jeunesse qui, selon lui, était heureuse. Peu est connu de sa mère, sinon ce que lui-même en a dit. Rien n’est su du géniteur. Arrivé à dix mois, il marchait. Enfin, selon les documents de son pédiatre, il s’agissait davantage de demeurer debout face à chaque élément de son environnement. Il observait méthodiquement les objets qui passaient dans son champ de vision et semblait se perdre dans ses pensées. Plus tard, il affirmera avoir des souvenirs datant de sa première année de vie. Malheureusement, il n’existe aucune manière pour confirmer ou infirmer ses dires à l’heure actuelle. Arrivé à un an et quatre mois, il se met à parler. Rien de vraiment élaboré. Juste assez que pour demander de nouvelles choses à découvrir. Les murs de sa chambre deviennent les pages de son carnet de notes lorsqu’il atteint trois ans. Il écrivait en utilisant un alphabet personnel que personne n’a encore pu déchiffrer. Lorsqu’on lui posa la question avant son déclin, il répondit simplement qu’il avait peu de patience pour soigner sa calligraphie, et que cela expliquait pourquoi personne n’arrivait à le lire. Son passage à l’école élémentaire fut bref. Une heure et cinquante-trois minutes. C’est le temps qu’il lui fallut pour faire le tour de l’école maternelle et envoyer son institutrice en dépression. Il aurait dû sauter des classes et poursuivre selon des tests de niveau mais sa mère décida d’accepter la proposition de Cole qui était de s’autoformer. Tous les matins il accompagnait sa mère sur son lieu de travail. Puis, il lisait systématiquement chacun des ouvrages qui s’y trouvaient. Sa mère insista tout de même pour qu’il valide ses connaissances via un jury d’école. Et ce, afin d’être sûre qu’il obtiendrait chaque certificat ainsi que chaque diplôme comme les autres enfants. À son anniversaire de douze ans, il n’y eut personne. Personne d’autre que lui et sa mère. Et une lettre. Professeur d’université, son futur mentor l’invitait à venir assister aux cours en tant qu’auditeur libre. La réponse fut simple : « Je viendrai dans 28 jours. Je dois terminer l’allée ‘Z’ de la bibliothèque de maman. ». Il n’eut besoin que de deux ans pour obtenir une maîtrise en neuropsychologie. Cole y ajouta ensuite un doctorat en médecine afin de pouvoir comprendre au mieux l’objet qui sera l’étude du reste de sa vie : le cerveau. Considérant l’enseignement comme une perte de son temps, il accepta uniquement de devenir assistant à l’université. Ceci limitait ses responsabilités à la correction de travaux d’étudiants. Jamais son établissement ne connut un auteur aussi novateur et prolifique. Il déléguait énormément des aspects pratiques de ses expériences à ses étudiants, et donnait ses relectures à effectuer par le département de son mentor. Selon ce dernier, Cole ne se relisait jamais car il considérait cela comme une perte de son temps. Lors de la publication de son premier livre, il avait amené sa mère dans le grand hall de l’université. Ce fut la première et dernière apparition de cette femme, dont la santé déclinait déjà à l’époque. Elle mourut d’ailleurs peu après, mais pas sans avoir illuminé la réception d’un sourire éclatant de fierté pour sa géniale progéniture. C’est durant cette réception que Cole déclare avoir rencontré la mère de ses enfants. Enfin, sa cuisine, du moins. Dans les faits, il aurait suivi la piste d’un serveur aux cuisines et insisté pour rencontrer la responsable d’une des meilleures préparations culinaires qu’il ait jamais eu l’occasion de déguster. Après d’âpres négociations il avait obtenu le numéro de téléphone de la responsable. Cole l’avait appelée mais cette dernière lui aurait refusé une rencontre. Il affirme avoir obtenu de manière légale l’adresse de la cuisinière mais nous savons aujourd’hui qu’il a piraté le serveur de la compagnie de restauration. Les détails de sa cour pour sa future femme sont connus de tous au travers des magazines féminins qui ont évidemment corrompu les faits. La vérité est qu’il est tombé amoureux de la cuisine d’une femme et qu’il s’est donné complètement pour la séduire. Ils vivront ensemble jusqu’à sa mort tragique, et donneront naissance à deux enfants au destin tout aussi exceptionnel qu’eux-mêmes. Cole déclare durant une de ses rares apparitions publiques qu’une de ses craintes les plus profondes est de ne plus pouvoir progresser dans ses sciences. Apparemment, il s’était autodiagnostiqué une maladie d’Alzheimer génétique et craignait de se perdre dans la démyélinisation de ses neurones. Cole mourut durant un accident où il avait perdu le contrôle de son appareil à IRM1 personnel. Jusqu’à la fin, il chercha une manière de combattre le processus. Ainsi s’acheva la vie d’un homme extraordinaire, concubin d’une femme extraordinaire, et père de jumeaux extraordinaires.

1 Cet acronyme désigne : Imagerie par Résonance Magnétique.

La mère

Daria. Elle nait normale, après une gestation normale, dans une famille normale. Elle grandit dans cette famille attentionnée où elle découvrira la magie dont la nature peut faire preuve. La flore. La faune. L’homéostasie. Très jeune, déjà, elle passe son temps à apprendre le nom des fleurs du jardin familial ainsi que leurs propriétés. Les odeurs. Les saisons. Tout ce qui fait qu’une verdure prospère. Ce qu’elle, en tant qu’actrice, peut apporter à son environnement. Comment et pourquoi manger cette fleur aura un impact sur le comportement de cet animal ? Plus précisément, Daria s’intéresse aux essaims, ruches, colonies d’animaux qui forment un équilibre autour de sa maison. Dès le début de son adolescence, elle est capable de nommer, comprendre et cuisiner chaque plante et chaque animal, ainsi que leur production. Ses voisines viennent prendre des cours chez elles autour d’infusions à la camomille, thé vert, cynorhodon, et canneberge au miel. Son père meurt malheureusement relativement jeune, et sa mère ne s’en remet jamais vraiment. Elle prend donc soin de celle-ci en alliant réussite dans sa scolarité, cours de cuisine pour son quartier, et main-d’oeuvre exceptionnelle pour les réceptions organisées par les restaurants environnants. Ces derniers se l’arrachent en offrant toujours davantage sur les contrats. Cependant, elle refuse chacune de ces offres. Ce qu’elle veut, c’est conserver sa passion tout en prenant soin de sa mère qui s’éteint toujours plus. C’est la découverte et la compréhension qu’elle recherche. Sa passion pour les abeilles la conduira à devenir apicultrice amatrice. Elle se fera plus d’argent qu’elle n’en requiert en créant divers produits basés sur leur pollen, leur cire et leur miel. Surtout, ses hydromels artisanaux lui vaudront un cercle d’admirateurs fanatiques dont plusieurs chercheront avec véhémence à s’attirer ses faveurs. Mais nous savons toi et moi, enfin.. moi et moi savons que seul Cole parviendra à la séduire. L’histoire de leur mise en ménage mériterait à elle seule un roman. Mais ce n’est pas l’objet de ce texte, donc cela sera coupé court. Un matin, Daria ouvrit sa porte pour prendre son journal. Cole l’attendait avec deux places pour la réserve naturelle gouvernementale norvégienne. Oui, celle qui est davantage gardée que Fort Knox2. Celle où il n’y a pas de tir de sommation pour les braconniers. Celle où l’humain est interdit. Sauf quelques chercheurs spécialistes particulièrement investis dans leur discipline, capables d’attendre huit ans pour obtenir une place sur l’unique Zeppelin3 agréé à survoler ces terres. D’après les quelques informations qui ont pu être récoltées à propos de la cour que Cole a mise en place pour séduire Daria, leur passion commune pour la recherche scientifique n’a pas été anecdotique. Apparemment, Cole s’attacha à la mère de Daria. Le prétendant en vint à lui tenir compagnie lorsque la fille donnait cours. Ils allèrent d’ailleurs ensemble à la cérémonie funèbre lorsque la flamme vacillante de cette mère fût soufflée par le temps. Cole ne quitta plus jamais cette maison fleurie où sa future femme étudiait le comportement de la nature environnante. Elle le fit pratiquement travailler depuis chez lui. Acheminer le matériel et aménager leur maison ne s’accompli pas sans fracas, mais il y a peu de choses qui devraient encore surprendre venant de cette famille. Ils s’occupèrent eux-mêmes de l’éducation ainsi que de l’instruction de Daco et Leria, leurs jumeaux qui naquirent dans l’aile médicale de leur propriété. Daria mourra de chagrin le même jour que son mari. Elle se sera occupée de lui jusqu’à la fin.

2 Fort Knox est l’endroit où le gouvernement fédéral américain entrepose la réserve d’or des États-Unis d’Amérique.

3 Dans la langue usuelle, un Zeppelin peut désigner un ballon dirigeable.

Les enfants

Daco et Leria. Le moins qu’on puisse dire est que ces enfants ont eu une une enfance extraordinaire. Mais c’est tout ce qu’on peut en dire. Car on en sait peu concernant le « comment » ils l’ont vécu, ou même ce qu’ils ont vécu. Cole ne s’intéressait pas aux mondanités et Daria était davantage intéressée par la nature que par la presse médiatique. En fait, ils sont apparus dans la vie publique après la mort de leurs parents. Après l’accident, chacun des deux resta dans une sorte de coma pendant une semaine. Ils ne purent pas assister à l’enterrement de leurs parents et Daco attaqua d’ailleurs en justice le service public pour avoir pris les décisions à leur place. De fait, les jumeaux avaient douze ans à l’époque. Ils étaient sans famille proche pour faire office de tuteur, et Daco dut passer plus de six mois en bataille juridique pour obtenir l’émancipation afin de ne pas être placé en famille d’accueil. Il est clair qu’il se montra protecteur vis-à-vis de sa soeur. Cette dernière vécu de manière peut-être davantage difficile la situation et parut s’introvertir durant cette période de son adolescence. Daco obtint l’émancipation pour lui-même sous condition qu’un psychologue suive le duo une fois par mois jusqu’à leur majorité officielle. Personne n’a jamais pu mettre la main sur l’identité de ce psychologue.

C’est à partir de sa majorité légale que Leria commença vraiment à faire parler d’elle. La jeune femme déménagea à la capitale pour entamer une carrière d’actrice de théâtre. Alors qu’elle n’avait jamais été inscrite dans une école d’art, en moins d’un an elle commença déjà à obtenir des premiers rôles. Tous les classiques y passèrent. Elle fit systématiquement un triomphe. Cela eut pour effet de lui attirer l’attention de tous les hommes. La liste de ses prétendants est gigantesque mais peu obtiennent un premier rendez-vous. Et encore moins un second. Elle est l’actrice qui, à ce jour, a obtenu le plus de récompenses sur scène ainsi que le plus de succès en termes de proposition de mariage. Il s’agit tout de même d’une moyenne de deux mariages par an, dont les trois quarts n’ont pas dépassé la lune de miel! Et pourtant, aucun des divorces n’a jamais été contesté. De plus, aucun de ses anciens partenaires n’a jamais pris la parole pour parler de Leria. Même s’il est arrivé que le divorcé y laisse davantage que la moitié de ses avoirs. Un détail intrigant est qu’elle a tenté uniquement une fois de jouer dans un court-métrage, et que celui-ci n’a jamais été rendu public. Comment cette femme a-t-elle pu obtenir tant de succès dans sa vie? Donner tant de son argent -et de celui de ses ex-maris- à la science? Aux oeuvres caritatives? Tout ça en évitant systématiquement chaque retour qui aurait pu être négatif à son sujet?

Son frère n’attendit pas seul dans la maison familiale. Il la suivit à la capitale et la protégea de tout son être. Il fut son ami, confident, impresario, avocat, conseiller.. la question est plutôt : qu’est-ce qu’il n’a pas été pour elle? Dès le début, il obtint une réputation de dur à cuire. Un homme persuasif, excellent en affaire, et avec lequel il faut rester professionnel. Personne n’a jamais obtenu l’autorisation de publier un entretien avec lui. Et tous les entretiens passés avec sa soeur devaient obligatoirement passer par ses mains. Pourtant, lorsqu’on le regarde on ne s’attendrait pas à un homme impressionnant. Son charisme semble émaner d’autre part. Peu de choses sont sues à son sujet. Il fut l’ombre protectrice de sa soeur et l’a été jusqu’à ce que cette dernière meurt. Cette nuit-là, il fut le premier sur les lieux et sembla orchestrer l’événement de manière à éviter presse médiatique et enquête judiciaire.

Mais trop d’éléments restent inexpliqués. Dans le parcours du père, on peut invoquer l’extraordinaire et la chance. Il en va de même pour celui de la mère. Mais pour celui de la soeur, il faut chercher l’explication en dehors des sentiers battus. Quant au frère.. j’ai une théorie également, et je la mets à l’épreuve en m’envoyant cette lettre. Je vais l’écrire ici de manière concise pour ne pas passer pour un fou. Et je te laisse.. enfin, je me laisse la latitude nécessaire pour en juger après réception. Comme beaucoup d’autres, j’ai obtenu un rendez-vous avec Daco dans le but d’écrire un article sur l’extraordinaire famille Yûmeina. Si le service postal opère correctement, je recevrai ma lettre le lendemain du dit entretien. Et je pourrai éprouver ma théorie.

Conclusion

Selon moi, lors de l’incident ayant conduit à la mort du père, les jumeaux ont été exposés à un phénomène les ayant influencés d’une manière sortant de l’ordinaire. Je ne crois pas au surnaturel. Pour moi, si cela existe, la nature en est la source. Ce qui me conduit à cette théorie est la tendance de mes collègues à jeter l’éponge, le fait que leur discours change systématiquement après avoir rencontré Daco, et que le parcours des jumeaux est vraiment exceptionnel.

Je postule la théorie selon laquelle Leria avait la capacité de contrôler les sentiments des personnes situées dans son environnement direct.

Je postule la théorie selon laquelle Daco a la capacité d’influencer les souvenirs des personnes situées dans son environnement direct.

Tandis que j’écris ces mots, je t’imagine me prendre pour un illuminé. Mais tout peut s’expliquer de cette manière. Et si tu as rencontré Daco, il y a fort à parier que je ne partage plus cet avis. Réfléchis. Vérifie. Écris. Publie.