Isolement

Écrit en 2015.

À lire tel quel.

Sans lieu, sans date.

Isolement

Personne.

Je ne me souviens pas de la sensation de l’air frais. Lorsqu’il glisse sur le visage… Ce n’est pas un problème d’aération. Tout est parfaitement contrôlé. Ici. Je parle plutôt du vent qui caresse la peau quand on ouvre une fenêtre. Ça m’irritait. Avant. Je crois. Je suis enfermé dans cette pièce depuis tellement longtemps que j’ignore ce qu’est devenu le monde au-dehors. J’aimerais penser le monde derrière cette porte. Mais il n’y en a pas. Il n’y a pas de porte.

Peut-être sera-t-il plus clair si je commence par lister ce que je sais. Peut-être… Ce que je sais… La pièce dans laquelle je réside fait exactement mon envergure en largeur. Je peux m’y allonger sans réel inconfort. Et quand je me lève, je peux toucher le plafond avec mes paumes. Au début, elle me paraissait plus grande. Un trompe-l’oeil ou… la perspective m’aura induit en erreur. À mon premier éveil, j’ai pu m’appuyer sur les murs de chaque côté pour m’aider à me lever. C’est flou. J’ignore s’il est vraiment mon premier réveil. Il est le réveil dont j’ai le plus ancien souvenir. J’avais… les mêmes symptômes qu’un lendemain d’ivresse. Il me semble. Mon savoir s’amenuise à force de rester ici. Sortir. Sortir. Improbable. J’ai inspecté la moindre parcelle de l’endroit. La moindre. Il doit nécessairement y avoir une aération puisque j’arrive à respirer. Mais malgré mes efforts, je n’ai pas été capable de la détecter. Les parois sont composées de dalles dont les dimensions collent parfaitement avec l’empan de mes mains. Ce qui devrait être du ciment à leur contour est une sorte de lampe dont la largeur est la même que celle de mon index. Étranges lampes. Leur lumière est inconstante. Est-ce ce qui influence le reste de la pièce? Les dalles sont assez molles que pour dormir correctement dessus. Dormir. Pas que je sois fatigué… Je ne me rends pas vraiment compte de mes assoupissements. Chaque fois… Je n’ai aucune notion du temps. Au début, j’ai eu en tête de compter les jours. La seule notion du temps que j’ai, ce sont mes réveils. La lumière du jour me manque. Ce dont je m’en souviens. Pas grand-chose. De moins en moins. Ego. Seul me reste l’espace pour ma pensée.

À l’exorde, ces correspondances entre la taille de mes membres et celles de ma cage me surprenaient. C’est presque flatteur d’avoir mon univers basé sur mes dimensions. Aussi confiné soit-il… Mais avec le temps, j’ai réalisé que cela ne peut vouloir dire qu’une chose: celui qui a bâti cette structure l’a créée spécifiquement pour moi. Pour m’y enfermer. J’en arrive déjà à ce que je ne sais pas. Pourquoi. Pourquoi. Si c’est par hasard, tant pis. Je ne peux pas le deviner. L’absurde ne fait pas le mal. Le cruel de la situation est que malgré tous mes efforts, ma mémoire s’enfuit. Je n’ai plus que quelques souvenirs. Pour le moment.

Je me souviens d’un jour. J’étais jeune. Enfant. Sûrement. Ma mère m’a acheté un nouveau bicycle et j’ai décidé de l’amener à l’école. Durant la pause, je ne mange pas. Je le prends. Je vais dans la cour et fais des allers-retours. Je me sens l’âme d’un cascadeur. Tous les enfants me regardent à travers la baie vitrée. Je m’en fiche. D’habitude, ils ne me voient pas. Je suis habitué à être transparent. Au bout de quelques minutes, un garçon plus âgé s’approche. Il me dit que ce vélo lui plaît. Il me dit de le lui donner. Je veux refuser mais il est plus fort que moi. Pense. Il le prend et je lui dis qu’il tombera. Il me dit en riant que s’il tombe, il se relèvera.

Je lui dis que non. Tout en se moquant de moi. Tout en se moquant de ma faiblesse. Il s’élance. Il prend de la vitesse. Attends. Tous le regardent. Je m’en fiche. Ce n’est pas le regard des autres qui m’intéresse. C’est ma bicyclette. Prends. Pour me narguer, il passe devant moi à pleine vitesse. Je retire la chaussure de mon pied et la glisse dans les rayons de la roue avant. Ça freine brusquement et il fait un vol plané avant de se fracasser sur un muret. Il crie. Il se tient sa cheville. Peut-être est-elle tordue. Je renfile ma chaussure sans m’empresser. Je marche sur sa cheville. Il hurle. Je lui dis qu’il a abîmé mon cadeau. Je lui dis qu’il n’aurait pas dû. Sa cheville est assurément cassée. J’expire. Sans aucun soulagement… Je me réveille. Chaque fois, le même réflexe de me redresser. Puis je m’allonge à nouveau. À quoi bon me lever? Ce n’est pas comme si j’allais prendre une douche. Manger. Puis courir un marathon. Courir. J’ai fait ça plusieurs fois. Je ne me souviens pas la dernière fois où j’ai transpiré. C’est désagréable. Je ne me souviens pas non plus la dernière fois que j’ai fait l’amour. Ici. J’ignore même si le temps passe. Le seul élément dont j’ai pris conscience est le changement de couleur dans la lumière du ciment. Combien de fois l’ai-je réalisé puis oublié… Maintenant, elle est noire. Ça contraste avec la blancheur des dalles. Je me demande qui opère ces modifications. Pourquoi? Et, bien sûr, « pourquoi ». Si l’objectif est de me couper du reste du monde, il n’y a pas d’intérêt à faire passer la pièce par chaque couleur de l’arc-en-ciel. Le noir n’y est même pas, dans l’arc-en-ciel. La première fois où je me suis rendu compte du phénomène, j’ai cru avoir une piste vers la résolution de mon mystère. Mais ça n’a fait qu’amener davantage de questions. J’ai bien assez à faire dans ma quête de souvenir. Oublier. Encore un qui s’efface. Je crois. Je pourrais même finir par oublier que je suis enfermé. J’ai déjà oublié qui j’étais. Qui je suis. Je me souviens d’une blague… L’histoire d’un homme qui rencontre un génie et lui demande la jeunesse éternelle. Le génie exauce son souhait, et le jeune homme meurt dans un accident de voiture. Je suis sûr que je connaissais de meilleures blagues. Avant. Même parmi toutes celles dont je n’ai plus aucun souvenir… je suis convaincu qu’elle n’est pas ma préférée. Une certitude creuse. Sans fondement. Sans fondation.

Il pleut. C’est un jour pluvieux. Souvenir. Un jour pluvieux où je me dirigeais vers un enterrement… Je sors de l’omnibus et je me dirige dans les petites ruelles. Je dois m’arrêter à un feu de signalisation absurdement posé à un croisement peu fréquenté. Ridicule. L’administration et ses facéties. Un homme décide de poser un feu de signalisation. Il remplit un formulaire. Vingt-quatre cachets. Vingt-quatre signatures plus tard. J’attends sous la pluie. À un carrefour peu fréquenté. Enfin, je ne pense pas être le plus à plaindre. Pour le moment. J’ai un parapluie. Et il y a une femme à côté de moi. Elle écoute de la musique dans ses écouteurs et fume nonchalamment une cigarette noire. Si je ne détestais pas autant la fumée de cigarette, je la trouverais élégante. Cette cigarette. Fumée. Je lui fais poliment signe de s’approcher car mon parapluie est excessivement grand pour un. Il est pour deux. Elle me fait un geste irrespectueux et détourne le regard. J’ignore si j’ai toujours été ainsi. Je sens que je le prends personnellement. Avance. Étrange. Elle semble aller dans la même direction que moi. Arrivée au cimetière, la pluie s’intensifie. Irrécupérable. Elle passe proche d’une tombe fraîchement creusée. Je me rapproche rapidement d’elle. Je lève mon bras brusquement pour la protéger de la pluie. Elle est surprise. Tombe. Elle m’adresse la parole. Je n’écoute pas. Je ne lui fais pas de signe irrespectueux. Je détourne le regard et poursuis mon chemin. Celui vers mon enterrement. Une expiration incontrôlée. Mes poumons se compressent davantage que confortablement. J’inspire. Je suis éveillé. Le seul appétit qu’il me reste est la curiosité. Et elle fane. Le souvenir de mon dernier repas refuse de s’en aller. Cocasse, vu mes circonstances. Les murs m’apparaissent plus proches. J’avais passé ma matinée à préparer une soupe. Trier. Rincer. Couper. Mijoter les légumes. Je garde ma recette secrète. Une fois installé à ma table. Elle ne tiendrait pas ici. Mon bol, mon pain gris et mon café noir… non. Un thé. Un thé vert. Disons qu’il s’agit d’un thé vert. Je souffle sur ma soupe pour la refroidir. J’ai froid. Peut-être est-ce le sommeil qui m’enveloppe. Éveil. Je n’entends pas la mouche s’approcher. J’avale ma première cuillerée et… l’insecte avec. C’était désagréable. Davantage que le goût, l’idée de tuer par accident m’anéantit. J’étais dévasté en imaginant la créature se faire dissoudre par mes sucs gastriques. Une prison organique. Un meurtre à retardement. Par torture. J’ai eu l’intention de vomir mais l’envie ne vint pas. J’étais abattu par l’idée qu’un insecte qui passe la large majorité de son temps à chasser les éléments les plus nauséabonds connus de l’humanité soit tenté de visiter mon estomac. Il n’y a que moi. Ici. Elle avait le choix entre une gamme d’excréments virtuellement illimitée, de toutes sortes de nourritures ou cadavres en décomposition, et elle m’a choisi moi. Vivant. Mortifié par cette situation. C’est peut-être pour ça que je n’ai plus faim depuis aussi loin que ma mémoire accepte de me porter. De moins en moins loin. À chaque fois. À chaque fois que je cligne des yeux, je me demande si je vais me (r)éveiller à nouveau. Je me demande si je me réveille à nouveau. Quel genre de rêve est-ce… celui où je rêve de m’endormir. Celui où se réveiller n’est pas l’objectif. Faible. Celui qui m’a abandonné ici ne pouvait avoir pour unique objectif que mon confinement. Personne ne se donnerait autant de mal pour un innocent. Un travail aussi minutieux se mérite. Responsable. J’entends presque les idées qui s’enchaînent. Construire une prison. M’enfermer. Je ne veux plus me souvenir. Je ne veux plus me réveiller. J’ai certainement mérité ça. Tout ça. La confusion. Le froid. L’oubli. Chaque jour d’une vie a dû être investi dans l’élaboration. Dans la construction. Dans mon isolement. Seul.