Aléa

Écrit en 2015.

À lire dans une pièce close et silencieuse.

     Aléa. C’est son prénom. C’est aussi la manière dont je l’ai rencontrée. La vie n’est juste pour personne. Je commence toujours mes histoires par la fin. C’est la fin qui teinte le reste du récit. En faire une romance, une tragédie ou un drame. La fin. La large majorité des écrivains insisteront sur l’importance de l’introduction. Les critiques récompenseront un bon développement de corps du texte. Mais ça sera toujours la fin qui vous donnera de l’appétit. Ou vous le coupera.

Je regarde actuellement mon Aléa dans les yeux. Son visage se dessine avec finesse autour de ces deux sphères. Je veux l’embrasser. Je sens qu’elle en a envie également. Il fait nuit. Nous sommes devant l’entrée de son hôtel depuis longtemps. Je n’ai pas envie que ça s’arrête. Pourtant, je sais qu’il faudra prendre une décision. À un moment ou un autre. Rien n’est éternel.

Je suis vendeur de chocolat. J’aime mon métier. Je représente une grande entreprise qui développe son réseau international et a besoin de jeunes voyageurs comme moi. Paris. Tokyo. Bruxelles. Je bourlingue de l’un à l’autre pour vendre mes tablettes de bonheur. Pour moi, rien n’est plus facile que de vendre mon produit. Le chocolat, c’est un peu de l’amour en praline. Du courage en boite. Du bonheur en fontaine. Il est dit qu’à chaque personne correspond un chocolat. Je dis que chaque personne mérite son chocolat.

Noir. 85%. Tablette fine emballée dans un film d’aluminium déchirable. Sous vide pour protéger l’arôme. Pas le plus facile à transporter mais certainement celui qu’on savourera à deux. Petit à petit. Morceau après morceau. Parce qu’il ne pourrait en être autrement. C’est celui que je lui ai offert. Elle a dit que c’est son préféré. Je la crois. Je suis doué avec le chocolat.

Elle sourit. Cet acte révèle légèrement une partie de ses dents. Parfaitement blanche. L’une d’entre elles dévie faiblement. J’adore ça. Je conchie la perfection. Lorsqu’elle sourit, c’est davantage avec ses yeux. Mais ses lèvres sont en harmonie avec le mouvement. Quel charme! C’est difficile de résister à une telle invitation.

Cela fait dix mois que je suis sur cette île. Je dois m’occuper d’étudier le marché pour que mes collègues à la réclame puissent préparer, travailler, et adapter nos campagnes de publicité pour l’archipel. Au bout d’autant de temps, je me suis permis des vacances. Aller sur chaque île et la découvrir. Surtout que, dans deux mois, j’aurai ma prochaine mission. C’était il y a huit jours et j’ai l’impression de ne pas encore en être revenu.

Je suis face à elle. Je souris bêtement. Ma main gauche prend sa main droite, et ma main droite fait miroir à ce plan. Il ne pleut pas. Il fait plutôt doux. Et une douce brise agite ses cheveux. Je précise ce fait parce qu’il est amusant de voir tous les efforts qu’elle déploie afin de les maintenir. Je l’ai vue tour à tour avec un chignon improvisé, une tresse, et une queue de cheval. Ses cheveux ne se laisseront certainement jamais dompter.

J’ai pris ma tente et les chaussures de mon frère. Puis j’ai pris un bateau pour l’île la plus proche de l’archipel. Je l’ai rencontrée dans un salon de thé où je m’étais arrêté pour acheter deux sandwichs. Thon, carottes. Et omelette aux champignons. Le brie-miel me faisait de l’oeil mais mon intolérance au lactose ne me l’aurait pas pardonné. L’endroit était vraiment parmi les plus féériques que j’ai pu découvrir. Et dire que j’ai failli ne pas rentrer… Les propriétaires détestent tellement les touristes qu’ils ont pris l’habitude de fermer l’entrée principale. Du coup, lorsqu’on ignore l’existence de l’entrée située dans la petite ruelle à côté, on pense systématiquement que l’établissement est fermé. Et on passe son chemin.

Peut-être aurais-je dû le passer, mon chemin. Je lui dis que c’est nul, la vie. Elle me demande pourquoi. Je lui dis que c’est peut-être la dernière fois que je la vois. Donc je suis triste. « Mais je ne veux pas être triste avec toi ». C’est presque trop dur d’être triste avec toi. Elle me dit ne sois pas triste, alors. Je réponds que je ne veux pas que son dernier souvenir de moi soit que j’étais triste en la quittant.

C’est en entendant un rire doux et chantant émanant de la ruelle que j’ai décidé de m’y aventurer. La porte d’un jardin d’inspiration japonaise y était ouverte, et j’aperçus trois femmes à une table ronde. Un homme était occupé à leur servir le thé. Sur la table étaient disposées trois parts de gâteaux. Miel, chocolat, et chocolat « pépite ». Je m’y connais. Principalement parce que j’ai visité Tokyo et que je suis représentant en chocolat. Le serveur me regarde comme s’il était déçu que j’aie découvert l’entrée dérobée, puis rentre dans la maison sans rien ajouter. Mais la porte reste ouverte. Et les femmes sont chaleureuses. Et j’aime le thé. Et j’aimerais bien mes deux sandwichs.

La vie n’est juste pour personne. Un philosophe répondrait certainement que dans ce cas, elle l’est pour tout le monde. Mais ce sont des niaiseries. Je ne suis pas tout le monde. Personne n’est tout le monde. Quand je sors le matin et que je marche sur une crotte de chien, je ne me dis pas « pas de chance ». Je me dis « saloperie de bestiole ». Puis, je maudis son propriétaire qui était supposé nettoyer après son clébard. Et je finis en souhaitant que l’un se fasse écraser et l’autre piquer pour expier mon mauvais début de journée.

Elle me demande à quoi je pense. Je ne réponds jamais honnêtement à cette question. Comment le pourrais-je ? « Je te pense nue sous tes vêtements, petite cochonne. ». Pas particulièrement romantique. Un peu amusant, peut-être. Je suis sûr qu’elle en rirait mais je préfère viser quelque chose de plus élégant. « À quoi tu penses ? », répète-t-elle en serrant mes doigts. Je lui dis que la vie est injuste. J’aurais aimé la rencontrer plus tôt parce que je pense qu’elle gagne à être connue.

J’entre dans le jardin et le trio me sourit. Les deux jumelles me disent à l’unisson que je suis le bienvenu. Que c’est rare de voir un profane découvrir de lui-même le jardin calme. Je réponds que j’ai été aidé par le rire de ces dames. Comme une chanson aurait intrigué un nouveau-né. Ensuite, je me tourne vers la troisième et je dis : « Plus particulièrement le vôtre. Il est très lyrique. Très doux. ». Elle rougit à peine sous les gloussements des jumelles.

L’amour, c’est une fève de cacao. Je ne me souviens pas où j’ai entendu ça. Peut-être l’ai-je rêvé sans prendre garde. En tous les cas, l’équipe publicité n’en a pas été friande. À l’occasion d’un remue-méninges, j’avais tenté de lancer une nouvelle gamme de chocolat noir et extra noir sous forme de lettres postales. « L’idée serait d’envoyer un souvenir éternel à travers un support comestible et éphémère. ». Elles n’ont pas accroché. Ceci dit, leur avis ne m’importait pas. Plus depuis que j’avais entendu une conversation où l’une avait dit adorer le chocolat blanc et l’autre surenchérir par un « Moi aussi, c’est mon préféré ! ». Non. Le chocolat blanc, ça n’existe pas. C’est un reliquat de gras de cacao commercialisé pour éviter les pertes. Oui. La seule victime, c’est le public. C’est toujours le public. Probablement parce qu’il ne sait pas.

Je finis par repousser mon projet d’acheter un sandwich au thon carottes et un sandwich omelette champignons pour prendre le thé à leur table. Gâteau chocolat noir avec saupoudrage de cacao. Elle me demande si ce n’est pas trop amer. Je réponds que le chocolat, c’est comme l’amour. Ce n’est pas la douceur du sucre qu’il faut rechercher mais le relief de l’amertume. Elle me dit qu’un homme avec ce genre de tirade ne doit pas avoir été heureux en amour. J’ajoute « jusqu’à présent. ». Elle se présente comme Aléa, et les jumelles comme Via et Luci.

Quand on travaille dans la publicité, tout est apparence et séduction. Un barbu aura la barbe soignée. Une blonde aura un chignon et un tailleur. Une brune envisagera une autre carrière. Je n’avais jamais ciblé cette carrière. C’est un peu la vie qui a décidé pour moi. J’aime le chocolat. J’aime partager ma passion pour cette merveille. Et puis, je suis jeune. Sans le sou. Sans attache… Un homme doit bien gagner sa vie, après tout. Pourvoir à ses besoins. J’ai donc naturellement obtenu un contrat pour voyager autour du monde et vanter les produits de mon employeur. Cependant, parfois on rencontre une personne toute en relief. Une personne qui souffle le superficiel et l’apparence. Enfin… Une personne ou une situation. Ou les deux.

Elle a un accent à couper au couteau. Parfois, je ne comprends pas ce qu’elle dit. Elle doit répéter, et répéter encore. Mais j’emmerde la perfection. Elle ne parle pas bien anglais… et alors ? Moi non plus. Au moins, on communique. Elles me proposent de me montrer les grottes volcaniques de l’île. Je dis oui. Je dis « Je suis extrêmement intéressé! ». Mais je dois d’abord acheter deux sandwichs. Thon carotte et omelette champignon. Il se met à pleuvoir. Beaucoup mais brièvement. Donc, on part dans les montagnes.

Cette grotte. Cette grotte! J’étais accompagné de trois charmantes jeunes femmes et pourtant je me sentais seul. Et un. Un avec la nature qui a créé un tel prodige. J’ai eu le même sentiment que lorsque, enfant, je m’endormais la veille de mon anniversaire. L’envie d’être le lendemain qui empêche de dormir. Et l’envie de dormir pour être en forme. L’excitation qui précède l’événement.

Sur le chemin du retour, un événement se produisit. Dans un virage, Via perdit le contrôle du véhicule. La pluie. Une feuille morte. Les roues qui glissent et sortent de la route. Étonnement, je n’eus que des accélérations partielles de ma conscience. La voiture dérapa vers le ravin, donc Via tourna dans l’autre sens pour nous sauver. Un choc. Une décélération brutale. Une carrosserie qui hurle. Puis, un aquaplanage et enfin : l’inertie dans un second « boum ».

Je la regarde et je lui dis que je voudrais un baiser d’adieu. Elle me regarde et me répond qu’on ne demande pas un baiser. Mais je n’ai pas envie de forcer quoi que ce soit. Je n’ai pas envie que la nuit se termine sur une claque ou un râteau regrettable. J’ai attendu pour ce moment. J’ai profité de chaque seconde passée avec elle. Chaque imparfaite seconde qui nous rapprochait encore et encore de notre séparation.

Je l’embrasse.

Le silence suit l’accident. Via demande si tout le monde va bien. Tout le monde va bien. Juste un peu secoué. Juste un peu cabossé. Tout le monde sort des ruines de la voiture. Le coffre est coincé et nous sommes dans le virage. Si une voiture arrive trop vite, ça sera le début d’une série d’accidents. Luci a une main sur son front. Aléa a une main sur son dos. Via s’affole en disant qu’on doit prévenir les automobilistes avant le virage. Je dis que j’y vais, et je remonte le virage. Je me retourne et je crie « Où sommes-nous ? » mon téléphone portable en main. Elles me regardent. Elles ne répondent pas. Je le range dans ma poche et remonte le virage. Je voulais appeler les urgences mais si j’ignore où nous sommes ça ne sert à rien. Nous ne sommes pas passés loin du ravin. Et ce n’était pas un petit ravin.

Elle me rend mon baiser.

L’histoire devrait s’arrêter là. Elle aurait une fin heureuse. Elle pourrait même espérer une adaptation indépendante au cinéma. Mais non. Les histoires ne s’arrêtent pas après le premier baiser. Après le premier baiser, il y a le reste. Le bien et le moins bien. Le mauvais et le pire. Il y a la déchéance. L’abominable instant qui souille la magie du précédent. Il y a le réel qui s’immisce dans l’imaginaire.

Je fais des signes aux voitures qui arrivent. La plupart d’entre elles s’arrêtent. Puis contournent. Personne n’en a quoi que ce soit à cirer. Au bout d’un moment, un fermier pousse le devant de la voiture avec son énorme tout-terrain. Nous avons enfin accès au triangle de sécurité. Via vient me l’apporter et nous le disposons à ma place. Je ne lui demande pas si elle va bien. Je sais qu’elle ne va pas bien. Sa voiture est en ruine et nous venons d’échapper à la mort. C’eut été une mort relativement impressionnante. Enfin… surtout pour nous. Je lui dis : tu as fait ce qu’il fallait. Et nous sommes en vie. Elle me regarde et fait un léger signe de la tête. Je n’ajoute rien.

Nous sommes là, au pied de son hôtel. À nous embrasser. Je passe ma main dans ses cheveux. Elle reprend sa respiration et me souffle que mes lèvres sont douces. Je lui dis : « Les tiennes sont parfaites ». Très fin. Je suis sûr de marquer des points avec des réparties d’aussi bas niveau. Aléa me dit qu’on pourrait aller chez moi. Mais on ne peut pas. Mon contrat m’interdit de faire entrer quelqu’un dans ma résidence de fonction après 22 heures. Et il y a un garde. Saloperie de garde.

Arrivé à la voiture je dis aux filles de se placer sur le bas coté. Derrière le véhicule. Juste histoire de minimiser les risques. Ou peut-être que j’aime bien leur donner des ordres. Elles m’obéissent mais Luci paraît mentalement mal en point. Elle dit : « J’ai mal à la nuque. ». Je dis on ira à l’hôpital pour être sûr que tout est en ordre. Elle dit « Non ». Je dis que tout le monde va à l’hôpital après un accident de voiture. Les deux autres confirment. Luci accepte.

À chaque fois que je rentre à l’appartement, le garde m’attend. Systématiquement. Systématiquement la même séquence de mouvements. Il range sa tablette électronique. Il ouvre le clapet pour découvrir les trous dans sa cage de verre. Puis, il allume son écran et nous attendons. Il pourrait laisser son écran en veille. Il pourrait l’allumer avant d’ouvrir son clapet. Mais non : il utilise l’enchaînement le moins ergonomique qu’on pourrait concevoir. Lorsqu’il est prêt à noter, il demande toujours la même chose. Cela fait dix mois que j’habite ici mais il prononce toujours ces mêmes mots : nom, prénom, numéro de chambre.

Les parents des jumelles arrivent et tirent chacun une sale gueule. Pas de salut, pas de regard. Le père dit qu’une femme ne devrait pas conduire. Sa femme lui dit de réfléchir avant de parler. Puis, elle nous emmène à l’hôpital. Je ris intérieurement en voyant depuis le rétroviseur le père grommelant devant la carcasse. Pas que j’aime le voir rouspéter. C’est juste que sa femme l’a tellement remis à sa place. Et sous la bruine. La mère demande comment c’est arrivé. C’est marrant. Je voulais appeler les urgences. Elles, elles ont appelé leurs parents. Enfin bon, tant qu’il y a un résultat…

J’oscille entre condamner son ton sans vie et lui offrir ma compassion. Il a vraiment l’air de souffrir chaque minute de son boulot. Je n’y peux rien, moi. Pourquoi est-il si pénible alors que je reste toujours poli et souriant ? Nom, prénom, numéro de chambre.

La visite à l’hôpital est brève. Vous n’avez rien. Cessez de me faire perdre mon temps. À la sortie de chacun d’entre nous, nous pouvons rapporter le même témoignage. Apparemment, la médecin de garde palpe hâtivement chaque partie du corps. Et si on ne dit pas « Aïe ! » elle en conclut qu’on est en parfaite santé. Pourtant, Luci a vomi juste avant d’arriver. Je ne suis pas spécialiste mais ça ne présente pas bien. Même si c’est juste du stress, je serais d’avis de la laisser rester à l’hôpital cette nuit… mais non. Elle croit la médecin. Donc, on rentre tous chez soi. Bon, moi c’est au parc pour camper. Mais le projet reste le même.

Elle me dit qu’on ne peut pas aller dans sa chambre parce qu’elle la partage avec sa superviseuse pendant la durée du congrès. Je n’ai pas internet sur mon téléphone portable. Elle n’a plus de batterie. Je sors une carte touristique de ma poche et lui dit qu’on peut toujours louer une chambre pour la nuit. Elle me regarde. Je lui dis qu’elle mérite mieux que les toilettes. Elle sourit. Et m’embrasse.

Avant de quitter le groupe, je pose ma main sur l’épaule d’Aléa et lui propose mon numéro de téléphone portable. Elle me dit bonne idée. Puis elle me regarde dans les yeux en m’appelant pour que j’aie le sien. À cet instant bref et improvisé, nos regards son profondément ancrés l’un dans l’autre. Nous respirons presque à l’unisson et je sens que j’aimerais bien avoir une mission de longue durée sur cette île.

Aléa regarde la carte et voit chaque icône représentant un petit lit. De petites étincelles viennent rejoindre celles que ses yeux arborent habituellement. Personnellement, je n’espérais pas en arriver là. Il lui reste moins de six heures avant son avion de retour. Commence une marche en rond dans la ville pour trouver une chambre libre où nous pourrions faire l’amour ensemble. Je saisis l’opportunité de lui prendre la main. Un peu de romantisme ne peut que faire du bien à une situation un peu crue. Parce que bon… en d’autres mots, on cherche un coin tranquille pour copuler avant de repartir chacun de son côté.

Quand je reçois un message sur mon téléphone, je ne l’ouvre pas directement. Je sens vibrer l’objet. Je sens quelqu’un chercher à entrer en contact avec moi. Peut-être est-ce Aléa ? Je suis sur une troisième île. Après la grotte : la montagne. Toutefois, je pourrais décider de terminer mes vacances sur la sienne, d’île… En prenant mon cellulaire, je vois le nom s’afficher. C’est Aléa. Peut-être veut-elle me revoir ? J’ouvre : « Luci est morte. Je suis sur ton île à cause d’un congrès. Tu y es ? ».

Dans les situations de crise, je pense toujours aux trucs les plus improbables. Souvent ridicules. Là, je pense que Via devrait attaquer en justice le concepteur de la voiture parce que malgré un choc frontal, un dérapage en raclant une montagne, et un choc dans le coffre, les airbags ne se sont pas déclenchés. Je remercie Volvo pour la ceinture de sécurité. La voiture n’en est pas une. Mais c’est maintenant que je me rappelle que le concepteur d’origine est Volvo, et qu’il a offert les droits d’utilisation libre pour tous ses concurrents. Il y a moyen de penser aux pires inepties dans un moment pareil ?

Je lui dis : où es-tu ? J’arrive. Elle dit merci. J’appelle un taxi, et lui dis de me rejoindre en bas de ma montagne pour m’amener à l’aéroport. J’espère qu’il y aura un vol bientôt. Descendre de ma montagne prend trop de temps. Je cache ma tente sous un rocher. Mal cachée. Peu d’importance. J’ignore pourquoi elle m’a appelé moi. J’ignore pourquoi je fais ce que je suis en train de faire. Mais j’ai le sentiment que je dois la rejoindre. Maintenant. Je suis à l’aéroport et je prends un avion. Les îles sont proches quand on prend l’avion.

C’est durant ce voyage que j’ai appris ma condition. J’ai le mal des transports. Il est impératif que j’aie la place de devant sinon je vomis en voiture. Je n’avais pas ce problème étant plus jeune. Vous parlez d’une surprise… Et le bateau. L’enfer, c’est le bateau. Un client américain m’a offert un passe pour sa compagnie de bateaux. Ils vont d’une île à l’autre lentement, en secouant. Je déteste peu de choses sur Terre plus que les bateaux. Les barques. Les péniches. Tout ce qui secoue bêtement mon estomac.

Je la rencontre. Je ne la console pas vraiment. Elle est solide. C’est juste qu’elle a pensé à moi parce que j’étais également dans cette voiture durant l’accident. Elle voulait rentrer mais elle risquait son travail si elle quittait le congrès. Et comme j’étais supposé être sur l’île… elle m’a appelé. Se promener. Jouer aux échecs. Me parler de sa mère. Un peu. Laisser glisser le temps ensemble. Je ne lui dis pas que je suis revenu pour elle. J’étais là. C’est ce qui compte.

À chaque fois que nous entrons dans un hôtel, une auberge, ou n’importe quoi avec une chambre ; nous posons la même question : « Est-ce que vous avez une chambre ‘‘un lit’’ pour la nuit, s’il vous plaît ? ». Et lorsque l’employé a dit « Non. » parce qu’il n’y a plus de place, nous demandons : « Savez-vous où nous pourrions trouver une telle chambre, s’il vous plaît ? ». Puis nous reprenons notre chemin. J’ai la sensation de gâcher notre temps ensemble. Mais elle semble tellement y tenir. Peut-être serait-ce une belle conclusion à notre relation ?

Trois jours. Ou plutôt, trois soirs. Enfin… plutôt deux soirs et une nuit. Cette nuit. Celle qui aurait pu être si belle. Devenir un doux souvenir. Mais nous marchons toujours dans la rue. Après un certain temps, je lui demande combien elle est prête à mettre pour notre chambre. Elle donne un chiffre. Je suis flatté. C’est ça que ressent l’escorte lorsque son client passe à la caisse ?

Et là… nous en sommes là. Plus de temps. Pas d’endroit. La magie s’estompe et j’aimerais pouvoir en sauver quelques bribes. Nous repassons devant son hôtel et je lui dis : à un certain moment, il faut prendre une décision. Puis il faut accepter de la regretter jusqu’à la fin de sa vie. Je l’embrasse. Je lui dis qu’elle devrait aller dormir. Qu’elle part au matin. Elle me regarde et semble partager mon sentiment. Nous aurions voulu que la nuit ne s’arrête jamais. Que nous puissions nous enlacer l’un l’autre. Nous embrasser jusqu’à la fin des temps. Mais le temps est une cougar adepte du cuir. Je la regarde attendre l’ascenseur. Je m’en vais avant qu’il n’arrive. Il paraît que l’homme, le « vrai », ne se retourne pas. Personnellement, à chaque fois que je me retourne sur cette histoire, je souffre.

Sur le chemin du retour, le soleil me nargue. Je n’ai pas mes lunettes de soleil. Sa luminosité brutale me donnerait une excuse pour pleurer. Mais il paraît que le vrai homme ne pleure pas. J’espérerais presque croiser une poussette abandonnée pour la lancer dans la descente. Entendre un marmot brailler parce que la vie est injuste. Le naturel, en somme. Si je croise un mendiant, je lui offrirais certainement un séjour à l’hôpital. Mais je ne croise personne. Arrivé à l’entrée de mon appartement de fonction. J’aperçois le garde.

Nom, prénom, numéro de chambre.

Je le regarde.

Nom, prénom, numéro de chambre.

Je lui dis que j’ai pris ma décision.

Il attend.

Je n’hésite plus. Je lui dis : « Je vous méprise. ». Il reste immobile. Silencieux, une seconde. Puis il tourne lentement son visage dans ma direction. Pendant un instant qui paraît durer une éternité, le garde semble lire mes pensées. Son regard agit comme s’il comprenait. Comme s’il éprouvait le même sentiment que j’ai en cette fin de nuit. Une frustration intense d’être limité. Il me fait signe de la tête et ouvre la porte. Je monte les escaliers. J’entre dans ma chambre. Je prends une douche. Et je me dis qu’un jour j’aurai de l’argent. Je n’aurai plus à voyager pour gagner ma vie. Je pourrai la vivre. Je n’aurai plus à renoncer. Chaque praline sera dans la boite. Et j’en aurai la clef.

Un jour. Et davantage.