Bruit

Écrit en 2015.

À lire dans un tapage récurrent.

Été

Ce matin, Karl a déposé sa candidature pour un doctorat à l’étranger. Cet après-midi, il le passe avec ses amis. Il les a tous rencontrés durant ses études. Une bande de potes créée depuis les bancs universitaires jusqu’aux fêtes de réussite, en passant par la pression des interminables blocus. Mais ce matin, c’est fini. Ils ont tous terminé. Mémoire rendu et défendu. Les projets de chacun sont posés. En attendant que le jury, comité ou service des ressources humaines traite leurs candidatures, une période légère s’installe. Le fait qu’ils soient tous conscients de la fugacité de cet épisode le rend davantage important à leurs yeux. Ils ne vont pas se louper.

Cet après-midi, donc, Karl appelle la troupe. Les quatre autres doigts de la main répondent sans hésitation. Tous s’attendent à la sortie du campus, équipés pour une fin de semaine à la campagne. De quoi dormir, de quoi manger, et bien sûr de quoi boire. D’ailleurs, leur premier réflexe est de s’ouvrir une pinte, assis sur leur bac; à côté de la bête. La bête, c’est Caroline. Une petite voiture à trois portes dont Karl a hérité d’une connaissance ayant décidé de passer sa retraite à voyager en bateau. Elle est ignominieusement laide et absolument en fin de vie. Mais Karl l’aime. Peut-être est-ce parce qu’il s’agit de sa première voiture. Toujours est-il qu’elle ne l’a jamais laissé tomber, et qu’il en prend le plus grand soin. Après avoir sifflé la première bière, les cinq doigts de la main rentrent dans leur carrosse. Un peu serrés. Très peu sécurisée. Certainement illégal. Les sacs dans le coffre, les bacs sur les genoux: ils se mettent en route. Karl n’a pas de bac. Déjà, il conduit. Et il est du genre « prudent ». Du coup, il sera Bob pour le chemin. Ensuite, il n’aime pas beaucoup la pils. Ce qui lui plait, c’est savourer une bonne gueuze alambiquée. Quelque chose de goûteux et à dégustation lente, après avoir mangé une bonne grillade. C’est d’ailleurs ce qu’il a prévu, en craquant son cochonnet pour des bières spéciales et des vivres idéaux pour les barbecues. Le chemin est long. Plusieurs heures joyeuses à parler des bons moments passés et à venir. Arrivés sur les routes moins fréquentées, les passagers se permettent même un cul sec par le toit ouvrant. Juste pour le plaisir. Ils sont décontractés. Jouasses. Joueurs. À ce moment très précis, Karl se dit qu’il n’y aurait pas de meilleur moment pour mourir.

Tant de promesses d’avenir. Un diplôme universitaire avec mention. Des projets professionnels qui fusent. Tous ses amis dans la voiture, et plus encore qui l’attendent au chalet. Ils seront une vingtaine à festoyer avec pour seule limite leur jeunesse. D’ailleurs, Karl se demande où en sont les autres. Il demande à ses comparses de se renseigner, et ils apprennent qu’ils sont les derniers. Ils reçoivent une image sur leur portable. Et effectivement, la fête bat son plein. Mais Karl ne s’inquiète pas. Ils ne sont pas en retard. Et l’ambiance arrive toujours avec eux. Une fois sur place, ils font quelques pas afin de se délier les muscles. Le conducteur a tout juste le temps de s’étirer debout, de toutes ses forces, avant que l’entièreté du groupe ne lui fonde dessus. Ils ne sont pas en retard mais lui a quelques verres à rattraper. Chacun y va de son encouragement accompagné d’un verre, d’un câlin ou d’une tape sur l’épaule. Le jeune homme ne faiblit pas: il relève chaque défi que lui posent ses comparses. Puis, lorsqu’ils en sont à courir afin de chercher la seconde salve, il décharge seul Caroline avant de la fermer. Karl se dirige ensuite vers les chambres. Il le fait sans se presser, afin de laisser une chance à ses amis festifs de l’attraper à nouveau. Cependant, le nouvel arrivé ne traine pas, car il veut installer son sac de couchage avant de lancer la grillade. Et lancer la grillade avant d’être ivre. Il semble que les forbans l’aient oublié, car le jeune homme a tout le temps de déposer ses affaires et préparer son lit pour la nuit. Karl le regarde un instant. Ce faisant, il développe un sentiment similaire à celui qu’un homme aurait en regardant une assiette pleine après avoir achevé un bon repas. Il n’en a pas envie. C’est d’un repas dont Karl se languit, et il s’en va le préparer.

Évidemment, toute l’équipe est ivre morte. C’est donc à lui d’installer l’entièreté du matériel. Trouver des pierres pour entourer le feu. Rassembler de la paille, des brindilles et du bois. Par chance, il trouve du charbon. Probablement abandonné par les précédents locataires. Il se permet de l’utiliser, puisque ses compagnons ont lamentablement oublié de prendre cet élément essentiel. Bien qu’ils l’aient promis lorsqu’ils étaient sobres. Après quelque temps, Karl sent l’alcool lui tomber dessus. D’abord, légèrement. Il s’agit d’un homme costaud, tout de même. Mais la chaleur du soleil estival conjuguée à celle des braises en formation accentue les prémisses d’ivresse. De ce fait, tandis qu’il achève sa marinade à la bière spéciale, il se désaltère avec les surplus de ses réserves. Le temps passe. La chaleur a raison de lui et il se change pour un simple short. Torse nu. Cela n’échappe pas aux observateurs qui, sous une musique festive, commencent à se jeter de l’eau les uns sur les autres. L’eau sèche en quelques instants. Aucune gêne n’est à déplorer. Karl n’a jamais son portable sur lui lorsqu’il fait la fête. Et il n’est pas responsable si les autres jouent avec de l’eau autour de lui. Quelques minutes plus tard, les braises sont prêtes et il peut lancer la cuisson. Bien sûr, une ribambelle d’opportunistes s’attroupe à ses côtés afin de profiter de son labeur et poser de la viande ou des patates sur et entre les braises. Cela ne le gêne pas non plus. Karl anticipe toujours facilement ce genre de comportement.

Il est peu de chose plus agréable que de regarder de la viande cuire. Surtout une bière à la main. D’un autre coté, beaucoup d’entre-elles sont meilleures une bière à la main. L’anticipation de la satisfaction d’un besoin est pour tous les humains une période enrichissante. Acteur et spectateur. On en apprend sur notre patience. Sur celle des autres. Sur notre corps. Sur celui des autres. Pour Karl, la nourriture est une affaire sérieuse. Il prend donc le temps de disposer chaque élément de haute gastronomie qu’il se voit confier, sur les braises rougeoyantes du feu qu’il a pris soin d’attiser. Puis, l’artiste attend et agite de temps à autre chaque tranche de viande. Chaque patate. Et chaque fromage afin de ne pas les laisser attacher au grillage ou aux plats.

Certaines préparations de repas sont l’occasion de se réunir calmement tous ensemble. Parler de ci et de ça. Remercier les dieux de ceux-ci, remercier les dieux de ceux-là. Mais pas ici. Lorsque Karl crée à manger, il s’agit d’un festival. Tous les observateurs ont les yeux rivés sur les proportions précises qu’il utilise afin d’élaborer ses marinades. Les plus intelligents comptent les minutes d’intervalles entre chacun de ses retournements alimentaires. Certains vont jusqu’à admirer son coup de poignet. Ce dernier lui permet d’éviter à la grille de basculer, mais aussi d’empêcher la viande d’être assombrie par l’accumulation de graisse brûlée qui y est attachée. Tout en s’arrangeant pour que ledit mets culinaire ne soit pas éloigné trop longtemps de la source de chaleur, ce qui le gâcherait.

Tel un culte satanique, les affamés dansent autour de la grillade en sifflant leurs verres sans se complexer. Alcooliques? Non. L’alcoolisme est triste. Il blesse les foyers et tue sur la route. Ici, nous parlons d’une troupe de joyeux avant l’orgie. Tous les sens annoncent des orgasmes culinaires. Au loin, un canidé hurle. Soit pour saluer les fragrances, pour se plaindre de son absence d’invitation, ou pour les chants et bruits excessifs. Mais qu’est-ce que l’excès? Karl est ivre et concentré sur la préparation du repas. C’est ça le bonheur.

Tandis que le feu caresse les aliments, l’équipement sonore s’éteint. Plus de batterie. Le silence ne s’installe pas. Il révèle les agissements vocaux du cuisiner. De fait, Karl chantonne en exerçant son art. Progressivement, ses convives reprennent son air. Et bientôt, ce sont des airs paillards, pirates et entraînants que tous entendent. Quelques-uns marquent la mesure. Puis, se mettent à danser. La terre est meuble, comme si elle avant été aérée récemment. Il arrive un moment où tous chantent et dansent en frappant des pieds. Ils bondissent presque. Et à chaque fois, le temps semble s’arrêter. Karl voit son œuvre chavirer dangereusement, mais il ne s’inquiète pas. À ce moment très précis, il se dit que si le temps et l’espace se rencontrent quelque part, c’est ici et maintenant.

Le temps passe et les estomacs hurlent. Nombreux sont ceux qui tentent de s’emparer d’une patate ou d’un bout de viande proche. Karl les écarte paisiblement, comme il écarterait des mouches modérément ennuyantes. Lorsqu’il oeuvre, il ne s’agit pas de faire de l’à peu près. Il s’agit d’atteindre des sommets. Puis, de grimper encore. Quand enfin arrive le moment que tous attendent, aucun ne regrette la patience. La troupe qui, une minute avant ne tenait pas en place, est à présent collée; postérieur sur souche. À la manière d’une cérémonie religieuse, ils dévorent l’art de l’orfèvre. Karl ne regrette pas son usage de bières spéciales dans sa marinade. La première fois, il s’agissait d’un conseil de son ami médecin, car ce genre de pratique est supposée bénéfique à la santé. Mais comme le citron sur le poisson, la bière sur la viande est vite devenue une habitude. La nuit est tombée et les conversations suivent leur cours. Des blagues, des anecdotes sur le passé de chacun. Les projets, aussi, sont les thèmes à l’honneur. Plusieurs personnes sont encore à s’agiter sur la piste de danse improvisée dans le jardin. Pour les plus éméchés, il y a le silence. La fête ne fait que commencer. Le festival d’alcool est lancé. Bon enfant, Karl lance un jeu à boire. Grave erreur, car sa jeunesse en est à la première étape de l’usure. Mais il ne s’en soucie pas. Demain sera un autre combat. Lorsque les jeux ont épuisé leurs agents, Karl décide d’aller communier avec la nature. Il se lève. Personne n’est aux alentours. La majorité est en train de dormir, boire à l’intérieur, ou s’accrocher aux dernières braises du feu. Le jeune homme s’approche d’un petit ruisseau à côté de ce qui ressemble à un moulin désaffecté. Il voit les étoiles au-dessus de lui et ouvre sa braguette en sifflotant. Alors qu’il finit d’uriner, au loin le soleil se lève. À peine. Il n’a pas senti la nuit passer. Karl a la faible impression de ne pas en avoir assez profité. Mais lorsqu’il referme sa braguette en regardant cette merveilleuse nature au loin, il se dit qu’en cet instant, il est heureux.

L’homme ivre se retourne, puis se dirige vers la bicoque. Il ne croise que le silence et le vent sur son chemin. Le feu est mort. Il s’en assure en versant les fonds de verres dessus. Il déteste le gaspillage. Ceci dit, ce n’est pas une idée brillante. Heureusement, il ne s’agit que de bière et de soda. Rien d’inflammable. En passant par la cuisine, il se lave les mains. Il s’arrête un instant lorsqu’il rencontre un ami nu sur le divan. Karl sort une vieille couverture de ce qui semble être un coffre à déguisement, et couvre l’exhibitionniste. Ensuite, il reprend son odyssée vers sa chambre. Il n’entend plus que le tonnerre des ronflements, parsemé des récitations de voyelles provenant des couples ayant encore assez d’énergie pour faire profiter la maisonnée de leurs ébats. Ce genre d’ambiance ne le laisse pas indifférent, mais il n’est pas indiscret au point de rester écouter. Par ailleurs, il n’est pas suffisamment en forme pour tenter de se joindre aux festivités aurorales. Il ne rêve que de son sac de couchage. Celui-là même qu’il a soigneusement déplié dans la chambre la plus reculée du grenier. En arpentant le couloir, il reconnaît chaque ronfleur et passe son chemin. Bientôt le repos. Bientôt. Karl entre sans allumer la lumière. Il referme la porte derrière lui, puis met ses chaussures dans ses mains et se dirige silencieusement vers son bivouac. Toutefois, il entend autre chose que ses pas délicats sur le parquet de la chambre. Une sorte de courant d’air régulier. Ou plutôt des sifflements entrecoupés de brefs silences. Il sent l’adrénaline se répandre dans ses veines et la colère monter en lui à même mesure. Son corps se durcit et il se dirige d’un pas décidé vers la source de ces respirations. Quelqu’un a commis l’impardonnable erreur de venir souiller son sanctuaire, et Karl compte bien déplacer l’intrus. Alors qu’il ouvre la tirette du sac de couchage, il va pour saisir à tâtons le coupable. Sa main heurte un corps frêle. Doux. Tandis qu’il glisse son bras pour attraper le buste par le dos et pouvoir l’extraire de sa couche, il est accueilli par une bouffée d’air parfumée. Et lorsqu’il arrête son mouvement à mi-parcours, son cerveau embrumé termine d’intégrer les informations. Karl comprend que l’intrus n’est pas un mais une, et qu’il la tient face à lui, comme une jeune mariée avant de la coucher pour la noce. À la colère et l’adrénaline s’ajoutent la confusion et l’hésitation. Mais le temps ne s’est pas arrêté et l’objet n’en est pas un. La femme semble avoir pris la décision à la place de Karl, car elle glisse ses mains derrière sa nuque et lui vole un baiser. L’homme chancelle et perd l’équilibre. Il tombe sur l’inconnue qui guide sa chute. La rencontre prend des airs de danse improvisée. La jambe droite de l’homme atterrit entre celles de la femme, et le mouvement les fait tourner vers la même direction. Si bien que le couple inopiné roule dans le textile jusqu’à ce qu’elle pose ses mains au sol, imposant aux deux corps une brusque inertie. Mais, encore une fois, le temps ne s’arrête pour personne. Déjà, elle se penche vers Karl et l’embrasse à nouveau. L’alcool et la fatigue font effet. L’adrénaline et la surprise également. L’inconnue déboutonne le jeans de son hôte. Elle fait ensuite glisser d’un mouvement lent mais régulier et constant les sous-vêtements de son partenaire. Puis, elle glisse sa culotte vers la gauche et comble son vide. Ce faisant, elle expire doucement l’air de ses poumons sur le visage de sa victime. Karl inspire profondément et cherche à se redresser, mais elle le repousse violemment sur le sol. Il ressent toujours plus d’agressivité pour l’inopportune qui prend ses aises, et le lui fait ressentir en saisissant son bassin et évitant toute douceur. Apparemment, c’est ce qu’elle désirait, car sa respiration se fait plus saccadée. Et, tandis qu’elle enfonce ses ongles dans les épaules de Karl, son souffle gagne en intensité. L’acte se prolonge jusqu’à ce que la lumière commence à poindre contre les épais rideaux de la chambre. La femme atteint son orgasme tout en mordant l’oreille du jeune homme. Sous la douleur, ce dernier perd presque connaissance.

Lorsqu’il reprend ses esprits, son téléphone portable sonne et l’impolie est toujours serres et griffes en lui. Il la rejette sans ménagement vers sa gauche sans lui accorder le moindre regard. Ensuite, il remonte son pantalon. Il saisit et accepte l’appel en se redressant. Il s’agit d’un appel de l’université. Son dossier a été retenu. Karl a été sélectionné. La pénombre règne toujours dans la pièce. L’homme se relève, et enfile silencieusement ses chaussures. Ensuite, il sort de la pièce rapidement mais en faisant attention à ce que son interlocuteur ne se rende compte de rien. De fait, il est ivre, mort de fatigue et confus à outrance. Il descend les escaliers où le silence fait toujours loi, et s’isole dans le jardin. Là, il confirme ce qu’il avait déjà compris. Son dossier a été validé. Il fera un doctorat outre-mer à partir de l’automne prochain. Après avoir pris toutes les informations logistiques nécessaires, il remercie l’annonceur de bonne nouvelle puis raccroche poliment. Cela fait énormément d’un coup. Karl hurle de joie. Personne ne réagit. Il retourne vers la maison dans le but de retourner à son lit. Arrivé sur le théâtre de la violence, son sac de couchage est dans la même position que dans laquelle il l’avait installé à son arrivée. Pas âme qui vive aux alentours. Il décide de fermer la porte et de régler son réveil pour le midi à venir. Karl est toujours confus. Mais maintenant, il sait qu’un doctorat l’attend. Et ça lui donne de l’appétit. Un rêve qui se réalise. Son rêve. Son projet à construire.

Automne

Avant de se rendre à son futur logement, l’expatrié marche dans la ville. Il découvre les rues une à une et prend des repères, comme les marchés ou médecins alentour. Des heures durant, il marche. Tirant sa valise à roulettes dans son sillage, Karl finit épuisé sur la place centrale. Outre la fatigue, il ressent un sentiment d’étouffement. La ville est dense et ses rues sont étroites. Serpentantes. Et autour d’elle, une sorte de désert d’âme est installée. La nature a conservé ses droits et ne semble tolérer qu’à peine la présence de ce cancer citadin en son sein. Karl regarde avec un œil fixe la place centrale, qui est remplie et agitée. Lorsqu’il explore, Karl ne garde jamais d’énergie pour le retour. C’est sa philosophie. Il craint de ne pas aller assez loin s’il fait attention à ses réserves. De manquer une opportunité juste parce qu’il aurait fait preuve de faiblesse.

Karl finit par se rendre au bureau d’attribution des chambres. La première chose qu’il voit, c’est que l’horaire de fermeture est supposé être déjà dépassé. Il se dit qu’il a de la chance, parce qu’il y a encore une file gigantesque devant le secrétariat. Le bureau est donc encore ouvert. Puis, Karl réalise que « chance » n’est pas le terme le plus adapté. Si une file pareille est présente, il a du temps perdu à l’horizon. Plusieurs heures se déroulent. L’attente est rythmée par les soupirs de soulagement expirés par chaque personne sortant du local. Karl a le temps de se remettre de sa promenade, et de se demander ce qui fait tant trainer les démarches administratives. Ont-ils tous oublié de payer? Un document, peut-être? Invraisemblable. Il est un homme patient. Davantage que d’autres. Certains abandonnent, dépités par l’après-midi qu’ils ont gâché. Arrivé à la porte, l’homme regarde par la fenêtre et voit à travers les volets une scène qu’il n’oubliera certainement pas. Une femme. Gigantesque. Assise sur un fauteuil roulant électrique. Mais elle n’est pas seulement gigantesque, elle est complètement hors-norme. Ses mains sont minuscules, son visage est dissimulé par la graisse et les cheveux, et des auréoles de sueurs sont intensément gravées sous ses aisselles. Karl a le temps d’intégrer le fait que ces auréoles ne doivent pas dater d’aujourd’hui, car la couleur rose-rouge y est là délavée en une sorte de rose bonbon. L’inspiration de sa description ne vient pas de loin, d’ailleurs. Deux énormes coupelles en verre décoré sont disposées sur la table. L’une est à moitié remplie de sucreries en tous genres, l’autre contient une sucette. Cette dernière est dispensée d’emballage. Les pensées de l’indiscret sont arrêtées abruptement par la femme qui frappe son imprimante avec une violence inadéquate en société. Pire, elle ne la frappe pas. Elle soulève son bras et laisse retomber mollement sa main sur l’objet. Mais ce geste contient assez de puissance gravitationnelle pour paraître impulsif. Quelques respirations plus tard, le veau précédent quitte l’abattoir. En passant devant la victime suivante, il transpire à grandes gouttes et évite fiévreusement son regard. Karl entre et est accueilli par un aboiement mou et échotique. L’acoustique de la pièce ne doit pourtant pas fournir une grande réverbération. La conclusion intuitive du jeune homme est que l’écho vient de l’intérieur de l’être humain devant lui. De la créature. Il approche lentement, comme s’il craignait qu’elle ne lui bondisse dessus. L’évènement paraît cependant relativement impossible. Disons improbable, pour respecter le sentiment de Karl. Il s’assoit, explique sa situation et attend. La femme reste silencieuse. Chaque respiration semble être sa dernière. Respirer paraît lui faire mal. En fait, chaque action lui est comme… « douloureuse ». À ce moment, Karl comprend pourquoi la soirée est entamée alors que le soleil était encore assez haut à son arrivée. Cette femme est l’incarnation de la frustration. Elle ne parle pas, elle mord. Elle ne respire pas, elle suinte. Son imprimante ne fonctionne pas? Elle dépose d’un mouvement balistique sa main dessus. Un papier manque? La fin du monde approche. Et celle de l’entretien, par la même occasion. Mais pas sans une myriade d’insultes entrecoupées de postillons dignes du discours d’un extrémiste religieux sous caféine et nicotine. Remarquant qu’il la fixe trop, Karl cherche sur le bureau une excuse pour son regard. La sucette l’appelle. Il la prend de la main droite. Il l’ouvre et la met en bouche.

Silence.

Lorsqu’il relève les yeux, son regard croise celui de l’obèse morbide en face de lui. Elle le regarde comme s’il venait de lui voler sa dernière sucette le jour de son anniversaire de six ans. Il bredouille des excuses. La femme poursuit chacune de ses actions en plongeant un regard haineux dans celui de Karl, qui se met à transpirer abondamment. La rencontre ne pouvait pas durer toujours. Elle finit par lui tendre ses clefs et un papier à signer. Le nouveau locataire le fait et s’enfuit sans se retourner.

Il fait déjà nuit lorsque Karl arrive sur place. Il est au bout de sa vie, mais rien ne pourrait entamer sa profonde bonne humeur. Il débarque à la résidence universitaire et s’installe comme tout autre étudiant. Sa valise éventrée sur son lit, le voyageur prend soin de ranger correctement chaque vêtement, chaque objet dont il aura besoin au cours de son doctorat. Au fur et à mesure, Karl note dans son carnet ce qui lui manque afin d’y pallier la prochaine fois qu’il effectuera ses achats. Méthodique. Systématique. Efficace. Enjoué.

Le premier jour, il fait connaissance avec ses nouveaux voisins. De fait, il ne parle pas (encore) la langue locale. Toutefois, Karl baragouine et gesticule suffisamment bien pour se faire comprendre. Le courant passe bien avec plusieurs d’entre eux. Et ils décident d’aller en ville boire un verre. Le choc des cultures est souvent violent. Quand serrer la main ou faire la bise? Tutoyer ou vouvoyer? Il se sent comme un jeune néophyte. Devoir tout réapprendre ne l’excite pas mais il est motivé à rencontrer des locaux. Créer des liens.

Les autochtones sont accueillants. Ils ont peu la patience d’écouter les baragouinages du nouveau venu, et finissent ses phrases à sa place. Mais ils sont particulièrement proches et d’une tactilité qui pourrait gêner certains individus. Le soir, les nouvelles connaissances l’emmènent dans un bar. Les gens y sont autorisés à fumer à l’intérieur. Karl ne hait pas les fumeurs. Il abhorre la fumée. Il tente de rester sociable. Il fait même preuve de générosité avec ses voisins. Mais ces derniers semblent sentir qu’il se force quelque peu. Et pour cause.

Lorsqu’il était enfant, deux câbles d’électricité ont fondu dans sa cave. Faisant contact, ils ont déclenché un incendie et une fumée affreusement étouffante s’est mise à envahir le bâtiment. L’enfant en a souffert. Il en garde des cauchemars sombres et des réveils en sueur. À chaque fois qu’il voit un fumeur tousser devant lui, il se dit que ce toxicomane le mérite. Karl a vu son père mourir doucement des effets de la fumée sur ses poumons. Puis, il a vu sa mère se remettre à fumer. La santé de cette dernière s’est détériorée. Elle disait lutter pour arrêter, mais ne l’a jamais fait. Karl s’est toujours demandé si sa mère mentait. Ou si sa volonté avait simplement été consumée par le tabac. Elle disait une chose et faisait autre chose.

Quoi qu’il en soit, les soirées passées à s’étouffer et s’assourdir dans des cafés hors de prix ne sont pas sa tasse de thé. Peut-être l’ont-elles été lorsqu’il était plus jeune. Il ne sait plus. Karl décide de rentrer. Seul. Ne connaissant pas encore la région, il se perd. Après plusieurs heures à errer dans la ville, il accède à ce qu’il pense être le jardin d’une église. Le terrain est situé en hauteur, ce qui lui permet de chercher des points de repère. Le temps ne l’a pas attendu, et le soleil se lève à travers les nuages. Timidement.

Une brume est tissée telle une toile autour de pierres sculptées. Des inscriptions y sont gravées, et parfois des photographies y sont fixées. L’homme réalise alors qu’il se trouve dans un cimetière, et qu’il ferait peut-être mieux de s’en aller car il ignore s’il a le droit de s’y trouver. Karl a vu suffisamment de films d’horreur pour savoir comment ça pourrait finir. Il prend le chemin de sa résidence et arrive au petit matin. Enfin, il prend une douche et s’endort comme une masse.

La seconde semaine, Karl accompagne le groupe en randonnée. Il aime la marche et veut découvrir la région. Plusieurs heures s’écoulent et les marcheurs décident de manger sur un balcon naturel surplombant la vallée. Les appareils photographiques sont usés à outrance, bien sûr. Il y a du soleil. Du vent. Les feuilles susurrent et se recroquevillent à chaque bourrasque. Durant l’après-midi, ils descendent une pente relativement abrupte. Derrière lui, une femme chute. Il entend le bruit caractéristique et se retourne pour tenter de l’attraper. Malheureusement, la vélocité est trop grande et il est projeté en arrière. Ils roulent l’un et l’autre. Lorsque le mouvement est terminé, il est dos au sol et la femme est sur lui. Il n’a pas le temps de réaliser que déjà elle se relève en vociférant des paroles presque inintelligibles dans sa direction. Tous les yeux se braquent sur eux. Dans l’action, il a malencontreusement posé sa main sur la poitrine de la jeune femme. Tous les yeux se braquent sur lui. Karl regrette de ne pas avoir été plus costaud. De ne pas avoir pu l’attraper comme une fleur. Elle n’est pourtant pas grosse. Mais il la déteste à présent. La femme perd l’équilibre et c’est lui qui souffre d’une régression sociale? Parce qu’évidemment, des réputations se créent sur ce genre de malentendu. À ce moment précis, Karl sent un changement léger dans l’air. Une caresse venteuse d’une fraîcheur désagréable. Tandis que la femme retourne vers le groupe, une sueur glaciale s’insinue sous les aisselles de l’homme qui voulait bien faire. Ses oreilles brûlent. Ses yeux rougissent. Karl oscille entre la haine viscérale envers celle qu’il voulait aider et la honte provoquée par sa maladresse. Quelques secondes passent, et toute son énergie est brûlée à conserver son calme. Ne pas lui hurler dessus. Ne pas pleurer. Il inspire avec difficulté et expire bruyamment. Les yeux du groupe vont de la femme à lui. Des chuchotements naissent afin de demander ce qui s’est passé. À elle seulement, bien sûr. Pourquoi se fatiguer avec deux versions? Elle se présente comme victime. Elle le présente comme bourreau. Karl comprend ce genre de choses. Il sait qu’il devrait intervenir. Qu’il doit défendre sa réputation en pleine construction. Mais le maladroit sait qu’il risque de perdre son calme s’il ouvre la bouche pour prononcer des mots. Et Karl refuse de perdre son calme. Il rejette intensément ce sentiment de honte. Il ne croit pas en la honte. Il croit en la culpabilité d’avoir déçu l’homme qu’il voudrait être. Le chevalier qui aurait proposé son bras à la jouvencelle, s’assurant de l’aider à prendre ses appuis. Karl refuse obstinément cette honte et décide de poursuivre comme il devrait se sentir. Pas comme les autres cherchent à le faire se sentir. Mais bien comme il veut se sentir. Pas innocent. Pas coupable. Libre.

Parfois, Karl contacte ses amis. Ceux qui sont restés. Il voudrait leur dire qu’ils lui manquent. Mais durant ces quelques discussions, il a senti que certains d’entre eux étaient envieux. Cela l’a peiné. Et les réponses qu’il pouvait donner étaient tristes. Mais comment pourrait-il se plaindre de voyager? Sur papier, le projet est merveilleux. Il refuse de se plaindre. Karl en est réduit à l’isolement.

Le soleil le réveille avec un rayon lui cuisant le front. Il se lève, boit d’un trait un verre d’eau puis ouvre brutalement les rideaux. Ensuite, il observe le ciel et sent en lui monter une sensation de vide. D’un coup, il a une envie d’explorer cette nature qui entoure la ville. Karl prépare hâtivement son sac à dos avec de quoi marcher, boire, se baigner. Arrivé à la sortie de la résidence, il lance une pièce en l’air et se dit que pile sera à droite. Face tombe, et il prend sa direction. Plusieurs heures s’écoulent avant qu’il ne soit fatigué. À chaque fois que Karl croise un embranchement, il prend la route la moins fréquentée. Il finit par atteindre une cascade isolée et apparemment sauvage. Il semble seul. L’eau paraît claire. Il décide de s’y plonger. Totalement.

Karl aime prendre des douches. Le matin, quand la ville dort. Le soir, après une longue journée. Il n’y a pas de mauvais moment pour communier avec l’univers tout en sentant la propreté s’installer. Parfois, il ne se lave pas pendant trois jours d’affilé. Juste pour avoir le plaisir de se débarrasser de la saleté qui l’assaille. La sueur agglomérée. La barbe qui chatouille. Puis, le rituel savonneux. Puis, l’isolation volontaire. Et la communion avec l’univers. Lui, l’eau chutant du ciel, et le caisson de faïence le séparant de tout autre être vivant.

Face à cet arc-en-ciel liquide, il ne résiste pas. Il se met entièrement nu et marche lentement dans l’eau. Prudemment. Pas à pas. Il savoure chaque vaguelette lui caressant la peau. Froide. L’eau est étonnamment froide. Quel soulagement, alors que le soleil frappe ? Il achève son déplacement à un bras de la cascade, et pose sa main sous l’eau. Sourd. L’eau l’assourdit quelque peu. Il n’entend que l’hypnotique et rythmique son de la cascade. Le vent lui siffle à l’oreille, et il se retourne lentement. Lorsqu’il pose son regard sur l’endroit où il a laissé ses vêtements, il aperçoit une silhouette mal dessinée. La brume l’empêche de bien voir. L’eau l’empêche de bien entendre. Mais il est certain qu’une femme est accroupie sur le rocher à gauche de ses affaires. Sa croupe est logée sur ses chevilles. Ses bras sont autour du haut de ses tibias. Sa joue gauche est sur son genou gauche. Elle le regarde longuement, puis redresse son visage et semble prononcer deux mots. Karl ne comprend rien, mais au moment où il bombe le torse pour le lui crier, elle est déjà debout avec ses bras croisés derrière sa tête. La femme le domine de son rocher. D’un geste, elle se débarrasse de sa jupe longue. Celle-ci s’envole au-dessus d’elle, et atterrit derrière un talus. Nue, elle paraît encore plus grande. Le souffle coupé, le baigneur admire la grâce dont elle fait preuve lorsqu’elle effectue une bombe. Un instant, il avait attendu un saut de l’ange. Elle l’avait d’ailleurs induit en erreur en balançant élégamment sa jambe gauche d’avant en arrière une seconde avant de s’être élancée. Néanmoins, il n’est pas déçu. C’est de loin la plus belle bombe dont il ait été témoin de sa vie. Mais il n’a pas le temps de penser. Sans prendre sa respiration, l’apparition s’insinue jusque sous lui. Un bras. C’est la distance à laquelle elle se trouve. Elle émerge et prend une profonde inspiration. Ensuite, elle le regarde dans les yeux. Lentement, sa main droite s’approche vers la barbe de Karl. Éberlué. Une éternité semble avoir lieu. L’homme est une pierre sous une cascade. L’éternité achevée, la femme se détourne vers sa gauche. Le dernier élément de l’apparition à se déconnecter de Karl est l’extrémité de son index et majeur droit. Il semble reprendre ses esprits. Et, tandis que la merveille s’en va sous l’eau, il ouvre la bouche. Aucun son.

Toute son énergie est concentrée sur sa tentative désespérée de communiquer avec elle. Mais elle a déjà touché terre lorsqu’il a formé les mots qu’il veut prononcer. Et elle est déjà derrière le rocher lorsqu’il a retrouvé l’usage de ses cordes vocales. Il reste ici planté là plus longtemps qu’il ne voudrait l’avouer. Puis, rentre directement chez lui. Sans former une idée. Sans prononcer un mot.

Le troisième mois, Karl est victime d’une erreur administrative. Il doit quitter sa chambre et trouver un autre lieu pour vivre. Il tente de faire un scandale afin de rester à la résidence. Même avec un autre numéro. Même dans un autre bâtiment. Rien.

En sortant du bureau, il se sent désarmé. Il s’assoit dans la salle d’attente. Quatre personnes ont le temps d’être servies avant qu’il ne remarque une note sur le tableau des annonces. Il s’agit d’une chambre à louer. Il n’a pas vraiment le choix. À court de temps, il la prend.

Hiver

La quatrième saison débutait à peine lorsqu’il commença ses valises. Il avait demandé de l’aide à ses « amis » de la résidence, mais chacun était navré et avait énormément d’autres choses à faire. Ça ne le gênait pas outre mesure. Il a rarement été mieux servi que par lui-même. D’ailleurs, son habitude d’être organisé lui permit de se préparer plutôt rapidement. Le plus grand inconvénient du déménagement fut de devoir faire appel à un taxi pour ses sacs. Une fortune. Karl arrive à sa nouvelle adresse un jour chaud et humide. Il transpire comme sous une douche, et admire le portail rouillé comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art. L’objet a dû être resplendissant à une époque. Mais aujourd’hui, il est rougeâtre et décrépi. Un coup de vent ouvre le chemin, et Karl entre en tirant péniblement ses affaires derrière lui. L’allée est magnifique. Une nature merveilleuse a pris possession des lieux. Des arbres protègent du soleil, des fleurs ornent les balcons, et des plantes grimpantes décorent les murs de la vieille bâtisse. Le jeune homme entend des voix à l’intérieur, et secoue le gong couleur bronze. Aucune réponse. Comme si personne ne l’entendait, les voix poursuivent mais on ne vient pas lui ouvrir. Il a pourtant appelé avant. L’heure était précise. Cinq gouttes de sueur plus tard, il entend le bruit sourd et répétitif d’un objet creux qu’on cogne sur un sol concret. La porte finit par s’ouvrir, et un vieil homme moustachu lui adresse un sourire édenté. Ce dernier n’attend pas et fait signe de le suivre. Un long couloir donne sur une pièce éclairée. Avant de l’atteindre, sur chaque côté il y a une porte fermée. Celle de droite est couverte de suie, comme si un incendie avait consumé l’endroit il y a quelques années. Ceci ne rassure pas plus que ça l’expatrié. La salle du fond est aménagée en cuisine, et une grande baie vitrée en est la source de lumière. Le vieil homme s’arrête et masse sa hanche gauche durant une brève respiration. Karl réalise alors que l’homme possède une jambe de bois, et qu’il s’agit certainement de la responsable du bruit qu’il a entendu avant de pénétrer l’édifice. L’ambiance lui donne l’impression d’une ruche. Ou plutôt une fourmilière. Derrière chaque mur, il entend une voix ou un raclement. Oppressant.

Le vieillard pointe le sol de sa main droite, et le nouvel arrivant abandonne à regret ses affaires pour suivre son guide vers le potager. La véranda possède deux gigantesques portes qu’il ouvre avec aisance, malgré leur poids apparent. Il est certainement costaud pour son âge. Le paysage est sauvage, et le petit chemin conduit à une modeste maisonnette. Sur le linteau on peut lire « Ghizmo ». Certainement le nom du propriétaire. Ou du chien. À peine entré, l’homme s’assied sur un tabouret. Un énorme chien d’apparence hybride s’installe silencieusement à ses côtés. Comparé à la grande maison cette petite maisonnée est calme. Le chien ressemble plus à une hyène qu’autre chose, mais il est paisible et inspire la paix dans son environnement direct. Le vieil homme dit que son compagnon a encore moins de dents que lui-même, et qu’il ne voit plus depuis l’incendie. La colocation comporte six chambres dont une est en rénovation. Karl sera dans la sixième. Il aura un balcon. Et c’est très bien. Le vieil homme demande de payer le mois d’avance. Puis dit que son fils lui montrera tout. Il parle légèrement plus fort à l’intention d’un hypothétique interlocuteur à l’étage. Quelqu’un lui répond qu’il est occupé. Certainement son fils. Le vieil homme dit que c’est facile, que le nouveau trouvera tout. Et que s’il a des questions, il n’aura qu’à demander aux résidents. Ensuite, il lui donne un trousseau de clefs et ferme les yeux comme pour entamer une sieste. Le nouveau venu est quelque peu perdu, mais pas déçu. Le ronfleur a fait l’effort de l’accueillir malgré un âge avancé. Il a tenté de lui fournir un guide mais les circonstances n’ont pas joué en sa faveur. Karl n’en sait pas plus mais le vieil homme lui a fait bonne impression. Et puis, un homme avec une telle moustache ne peut qu’inspirer la bonne humeur. Avant d’aller s’installer, il admire un dernier moment œuvre d’art installée sous le nez de son hôte. Intuitivement, on s’attendrait à ce qu’une moustache forme un « c » ouvert vers le haut ou vers le bas. Ici, elle forme un « s » hilarant. Et pourtant, elle n’altère en rien le panache dont bénéficie le vieil homme.

Karl retourne dans la cuisine. Un escalier en colimaçon le conduit dans une salle légèrement plus petite. Un couloir, qui est visiblement superposé à celui du rez-de-chaussée, donne sur deux pièces et suit la même architecture que celle d’en dessous. Les différences se trouvent dans la salle de bain placée au-dessus de la véranda, et les deux autres pièces situées de part et d’autre de celle-ci. Un murmure émane de la pièce située au-dessus de celle ayant été victime de l’incendie. De l’autre côté, une porte est ouverte. Karl avance et comprend qu’il s’agit de sa chambre. Il dépose sa grosse valise puis entend quelqu’un monter les escaliers dans son dos. Une femme.

Elle a de longs cheveux attachés derrière la tête et est habillée comme si elle revenait d’un bal. Elle porte une robe légèrement volumineuse lui arrivant au-dessus des genoux, et un corset mettant en valeur sa silhouette. Plus particulièrement sa poitrine. Son visage est dissimulé sous une épaisse couche de maquillage. Comme les jeunes adolescentes qui en rajoutent une mais n’utilisent jamais de démaquillant. Elle le regarde, un de ses sacs à la main gauche. Puis le dépose au sol, presque comme prise sur le fait. Le fixant dans les yeux, elle tire de sa main gauche sur son corsage pour entre-ouvrir davantage son décolleté. La jeune femme plonge sa main droite sous le tissu et en sort deux objets. Entre l’index et le majeur, une cigarette. Entre le majeur et l’annulaire, une allumette. Sans réajuster ses vêtements, elle fait apparaître avec sa main gauche un porte-cigarette qui se trouvait caché dans ses cheveux. Toujours plongée dans le regard de Karl, elle allume sa cigarette depuis sa bouche, avant de fixer celle-ci à son accessoire. La fumeuse projette ensuite l’allumette charbonneuse d’un claquement. Cette dernière a tout juste le temps de s’éteindre dans une volute de fumée avant d’atteindre le sol. Enfin, elle fait mine de rajuster son soutien-gorge en passant les doigts entre ses seins, tout en écartant subtilement sa jambe gauche et en reposant son poids sur son côté droit. Sa main se pose sur sa hanche gauche. Chacune de ses expirations s’opère par le nez, car elle garde son porte-cigarette calé entre ses dents. Karl s’avance vers elle. Arrivé à sa hauteur il se baisse prudemment afin de récupérer son sac. Alors qu’il se redresse, elle pose sa main sur l’épaule de l’étranger et lui dit qu’elle aime les hommes costauds. Il fait un demi-pas en arrière pour éviter la fumée. L’assaillante fait un pas en avant et lui souhaite la bienvenue. Puis, elle lui dit que le loyer est un peu cher. Que c’est difficile pour une femme seule de boucler les fins de mois. Et qu’elle ne cracherait pas sur un peu d’aide. Sauf si c’est ce qu’il veut. Elle précise que sa chambre serait un peu la sienne aussi. Puisqu’il contribuerait. Et qu’il peut y faire froid la nuit. Karl la remercie poliment de son accueil et range son sac dans sa chambre. Il en ressort, puis ferme sa porte à clef. En marchant dans le couloir, il aperçoit la porte de la chambre située à gauche de la salle de bain se claquer. C’est ainsi qu’il fait la connaissance de Brinn. Il ne délacera jamais son corset. Il ne mettra jamais la main dans son corsage. Du moins, pas sans payer. Et il est radin. Pas en amour. Mais bien en argent.

Son premier passage dans la salle de bain le met directement au pas. Il n’y a strictement rien de mis à disposition pour le communautaire. Seules trainent des bassines remplies de linge mis à tremper. Il reconnait facilement celle de Brinn grâce à la présence de sa robe et de ses sous-vêtements. Seulement des bas. Aucun soutien-gorge. Toujours ce murmure. Il prendra l’habitude de préparer son savon, papier et essuie pour chacun de ses passages aux sanitaires. Il disposera la brique d’antiseptique sur sa valise à roulettes. Et laissera cette dernière à la gauche de sa porte de chambre, côté intérieur. Chaque fois il enfoncera un peu plus son ongle dans la savonnette. Il arrachera d’un grattement un bout qu’il utilisera pour se laver les mains. Une salle de bain pour cinq personnes invite aux rencontres. Souvent, l’homme ouvre la porte et croise un résident. Enfin.. souvent une résidente. Toujours ce raclement. Sourd.

En sortant de la salle de bain, un chat bondit sur sa cuisse et y enfonce profondément ses griffes. Il agite vivement sa jambe dans une tentative vaine de se débarrasser du félin. Au moment où il se décide à l’attraper dans ses mains pour le décrocher, les discussions sourdes qui émanaient des murs se déplacent brusquement. Sortant de la chambre face à la sienne, une femme crie sur Karl de laisser tranquille son chéri. L’homme s’immobilise puis demande à son interlocutrice de récupérer sa boule de poils. Elle ne le prend pas très bien et semble tenir deux conversations différentes en mêmes temps. D’une part, elle parle doucement à son familier. D’autre part, elle insulte presque le nouveau venu. Mais c’est davantage. C’est presque comme si elle ne s’en rendait pas compte. Elle ne paraît pas cacher ses pensées. En fait, elle « parle » toutes ses pensées. Ce moment précis indique à Karl qu’en fait, le constant murmure de la maison est provoqué par les entremêlements de pensées de sa voisine directe. Avant qu’il n’ait pu faire quoi que ce soit, elle lui a postillonné dessus en hurlant, tout en usant de toutes les précautions d’usage pour récupérer son précieux animal. Sans perdre de temps, elle retourne dans sa chambre en le câlinant. C’est ainsi que Karl rencontre Multa. Il reste prostré là un moment. La cuisse en sang. Le murmure ne s’arrête pas. Il ne s’arrêtera pas.

En entrant dans la cuisine, Karl fait la connaissance de Guna. Elle n’est ni belle ni laide. Sympathique. Peu bavarde. Il n’y a pas d’étincelle chez elle. Un peu comme si son manque de succès auprès des hommes avait soufflé sa flamme. C’est du moins ce que le jeune homme se dit en commençant à préparer son repas. Encore ce bruissement sonore. Comme si le bruit émanait directement des murs. Par moment, il se demande s’il est le seul à l’entendre. Il jette des regards à Guna. À l’affût d’une réaction. D’une plainte. Mais rien. Elle sourit sans épice. Au fil d’une conversation qu’il parvient à entretenir tant bien que mal, il apprend qu’en plus du fils du propriétaire, il y a un dernier résident nommé Vago. Il ne le rencontrera jamais.

Le temps passe et c’est son quotidien. Gratter le savon avant d’aller à la salle de bain. Travailler la journée. Rester le plus longtemps possible pour ne pas devoir rentrer. Arriver chez lui et subir les invasions de fourmis dans sa chambre, les incursions du chat dans son lit, et les discussions incessantes de sa voisine avec elle-même. Plusieurs fois il essaie d’obtenir le silence.

Une voix demande calmement si Karl est sûr que les conversations ne venaient pas de chez Brinn.

Une voix promet sincèrement de ne pas recommencer.

Une voix l’insulte puis claque la porte.

Il finit par éprouver du plaisir à écraser les colonnes de fourmis qui l’envahissent. Il laisse les cadavres d’insectes au sol, et répand de la poudre pour les éloigner. Le chat s’introduit toujours dans sa chambre lorsqu’il a le dos tourné. Il déteste les chats. Il ignore totalement comment celui-ci arrive à pénétrer son espace. Karl pense que les chats sont surévalués.

Brinn hurle sa jouissance depuis sa chambre.

Un chat est indépendant, il va-et-vient où il veut. Quand ça lui chante. Il câline s’il veut, griffe sans somation, s’investit chez plusieurs familles.. Au fond, ce que les femmes aiment auprès des chats, c’est ce qu’elles reprochent à leurs hommes. Karl tente d’en parler à Ghizmo. Ce dernier reconnaît que le chat est un peu baroudeur et que Multa a tendance à oublier ceci ou cela. Mais elle paie son loyer depuis plusieurs années, donc tout va bien. Karl a le sentiment de dormir dans un cimetière de fourmis. La routine s’installe. Être allumé par Brinn. Fuir Multa. S’ennuyer avec Guna. Se demander si Vago existe. Éviter le chat. En rentrant de l’université, Karl compte les heures qui le séparent de l’université. À force de tuer des fourmis, ça lui manque lors des rares jours où il n’y en a pas. Puis, il y a le grattement du savon. Il s’agit presque d’une cérémonie à présent. Un rituel avant de quitter sa chambre. Et le vacarme incessant.

Un jour où il rentre tard. Le soleil est en train de se coucher. Il fait grincer le portail en l’ouvrant et avant même d’avoir posé un pied sur le chemin du jardin, il se met à entendre Multa. Elle ne sait que parler à ses chats et se faire détester par Karl, vraisemblablement. Il se dirige vers sa chambre et s’arrête dans la salle à manger. Comme vidé de son énergie. Il jette ses affaires au sol et s’assied devant la télévision que quelqu’un a laissé allumée. La porte de la chambre de Brinn est entre-ouverte et il peut l’entendre haleter. Un homme a accepté sa proposition. Guna arrive comme sortie de nulle part. Au début, elle ne dit rien. Ils regardent la télévision ensemble. Un homme sort de la chambre de Brinn. Il ne s’arrête pas dans son chemin et quitte la pièce.

La voix de Multa. Le raclement de ses chats.

La soirée se laisse manger sans résistance. Mais Karl n’a pas mangé. Son corps a peut-être faim mais peu de sensations ou sentiments peuvent encore l’émouvoir. Peut-être que Brinn l’excite encore. Ou peut-être que le comportement du jeune homme n’est qu’un reliquat de ses anciennes envies. Un autre homme sort de la chambre de Brinn. Comme l’autre, il poursuit son chemin et sort de la pièce. Les sons ne diminuent pas. La nuit est tombée. Guna est toujours là. Elle donne l’impression d’attendre quelque chose. Quelque chose est le même à son égard. Quelque chose est différent à son égard. Karl n’y prête pas attention, mais elle porte une jupe de Brinn. Peut-être l’a-t-elle volée dans la lessive de sa colocataire. Peut-être cette dernière lui a-t-elle prêté. Ce qui est sûr, c’est que Karl n’en a strictement rien à cirer. La télévision est réglée sur une chaîne musicale. Guna pose sa tête délicatement sur l’épaule droite du jeune homme. Ce dernier n’a pas envie d’une romance. Ce dernier n’a envie de rien. Elle pose sa main droite sur le biceps droit de Karl. Elle approche son visage et essaie de l’embrasser. Il se laisse faire comme un cadavre. Il finit par la repousser. Brusquement. Mollement. Le visage de la femme tombe sur l’entrejambe du jeune homme. Guna hésite. Elle ne sait pas s’il vient de la rejeter ou s’il l’invite à des préliminaires musclés. Elle ouvre la braguette de Karl et commence maladroitement à le caresser avec ses mains, avec ses lèvres. Un vidéoclip musical s’achève. L’homme a envie d’en finir. Il jette sans ménagement Guna sur la table-basse située devant le fauteuil. Elle a a peine le temps de se rattraper de ses deux mains sur le meuble que Karl est déjà derrière elle. Il remonte la jupe de Brinn. Il écarte la culotte de Guna. Et il entre en elle tout en regardant la télévision. Aucune passion. Aucune douceur. Puis: une douleur. Des griffes s’enfoncent dans sa nuque. Il attrape le chat de sa main gauche et l’arrache douloureusement de sa nuque. Dans l’action il prépare son bras droit et, par réflexe, serre le poing. Prêt à frapper.

Karl s’arrête brusquement. Il ne voit plus rien autour de lui. Il n’existe plus que le murmure, le chat, et lui. Il allait le fracasser entre sa main et son poing mais s’est arrêté. Il regarde longuement l’animal se débattre en griffonnant la peau de l’homme qu’il vient d’agresser. À chaque effusion de douleur, Karl resserre un peu plus sa prise sur le cou du félin. Il siffle, il crache. Enfin, l’homme le regarde dans les yeux et sent la nuque craquer entre ses doigts. Il ressent alors une paix et un silence incroyable l’envahir.

Depuis sa chambre, la voix dit: « Chat? Où es-tu? »

Et Karl se dit alors qu’il n’y aura pas de printemps cette année.